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Que dans cette seconde situation le factieux, dont je parlais tout à l'heure, élève ses tréteaux et prêche les mêmes doctrines; il n'y a pas de doute que la masse de ses auditeurs sera sourde à ses déclamations, même qu'il y trouvera de redoutables adversaires.

De ces considérations, plutôt effleurées qu'approfondies, je conclus que les bases de l'ordre public se consolident dans un état, à proportion de l'accroissement du nombre des propriétaires.

Ainsi, dans notre France, où chaque por-. tion du sol a son possesseur, et où personne ne peut devenir propriétaire sans qu'un autre cesse de l'être, du moins partiellement, la facilité de diviser les propriétés rurales, telle qu'elle existe aujourd'hui, est une des plus solides garanties de l'ordre général.

Cette division ne me paraît pas moins utile aux mœurs.

Je l'ai déjà presque prouvé par ce qui précède.

En effet, dans un pays où l'ordre public se trouve appuyé sur l'intérêt presqu'universel des habitans; dans un pays où la plupart des individus ont nécessairement l'esprit de

citoyen, par le seul fait de la position qu'ils occupent, il est impossible que les mœurs générales n'exercent pas une influence heureuse sur les mœurs particulières. L'ami de l'ordre, généralement parlant, ne peut pas être un homme immoral.

D'autres considérations viennent s'ajouter à celle-ci.

L'excessive richesse, et l'extrême misère, sont les écueils opposés contre lesquels les mœurs des nations risquent de se briser. A cet égard, je dois m'abstenir de répéter ce qui a été redit mille fois par les publicistes de tous

les siècles.

Cet axiôme, tout à la fois politique et moral, est tellement vulgaire, que les arguments qui l'appuient, comme les exemples qui le confirment, sont depuis long-temps devenus de véritables lieux communs.

Je me borne à esquisser les mœurs, pour ainsi dire obligées, des petits propriétaires.

Leur caractère est le labeur, la frugalité, l'économie, sans lesquels ils ne pourraient pas se maintenir. Le petit propriétaire n'a point de temps qu'il puisse donner à l'oisiveté, point de superflu qu'il puisse sacrifier à ses

caprices. Il aime le travail

par

habitude au

tant que par nécessité. Il aime la frugalité parce qu'il jouit des avantages qu'elle procure; le joug des moeurs n'a rien de pesant pour lui; les passions désordonnées ont peu de prise sur son cœur: il n'a ni le temps ni

les moyens d'y arrêter ses pensées.

<< Par-tout, dit Montesquieu, où il se > trouve une place où deux personnes peu> vent vivre commodément, il se fait un > mariage. La nature y porte assez lorsqu'elle » n'est pas arrêtée par la difficulté des subsistances. >>

Si, d'après ce célèbre publiciste, il se fait un mariage par-tout où la nature n'est pas arrêtée par la difficulté de la subsistance; et si, comme on ne peut le contester, c'est une vérité d'expérience que le mariage est la garantie des mœurs; que même, dans ses soins et ses obligations, il constitue, surtout dans les classes inférieures, à-peu-près les mœurs tout entières; la liberté de diviser les propriétés qui facilite les mariages, tend direcment à la conservation des mœurs.

N'est-ce pas aussi dans ces unions légitimes, si puissamment favorisées par la divi

sion des propriétés, que naît et que croît cette population vigoureuse propre à tous les travaux, parce qu'elle y est endurcie dès l'enfance ; cette force physique de l'état qui, à tout examiner, ne lui est pas moins nécessaire que la force morale ?

On me comprendrait mal si, de ce que je viens de dire, on inférait que les mœurs, c'est-à-dire les vertus domestiques sont le partage exclusif de la classe qui compose la petite propriété. Ce serait non-seulement un paradoxe insoutenable, mais une effroyable calomnie contre l'espèce humaine. En fait de vertus privées, la grande richesse, même l'excessive misère, ne cesseront jamais d'offrir de nombreux exemples, d'autant plus admirables, qu'alors ces vertus ont leur source dans des principes bien plus élevés, et qu'elles supposent plus d'efforts sur soimême, plus d'empire sur ses passions. Je veux seulement dire que dans la classe qui ne connaît, ni le superflu, ni la pénurie, les mœurs sont une vertu de situation, d'instinct même, si l'on veut; et cette vertu, quoique puisée à une source moins pure, n'en est pas moins solide.

Examinons maintenant si la division des propriétés rurales est favorable à l'agriculture.

La première richesse des nations, surtout des nations principalement agricoles, comme la nôtre, est dans les produits du sol qu'elles habitent.

Une vérité de cette évidence n'a pas besoin de démonstration: la seule question à éclaircir, est d'examiner si le sol donne plus de produits dans l'état de division, que dans l'état de concentration des propriétés qui sont spécialement soumises à la culture.

Tant vaut l'homme, tant vaut la terre, dit un ancien adage. J'ajoute, d'après l'avis de tous les agronomes: Plus il y a de bras employés à solliciter le sol, plus le sol est libéral de ses largesses.

Sans doute, le même nombre de bras peut être employé à cultiver la terre, dans l'hypothèse de la concentration des propriétés, comme dans l'hypothèse de leur division; mais on se tromperait gravement, si, de cette parité possible du nombre de bras, on concluait la parité des produits.

Les bras qui cultivent la grande propriété sont nécessairement des bras mercenaires.

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