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DE LA LANGUE

DES

ÉCRIVAINS CHRÉTIENS LATINS.

La littérature romaine, prose et poésie, offre deux divisions bien distinctes la littérature classique ou grecque, et la littérature latine ou populaire. En examinant, d'un côté, les auteurs du siècle d'Auguste, et de l'autre, les écrivains qui se rattachent à cette époque que l'on est convenu d'appeler l'époque de la décadence, il est impossible de ne pas reconnaître la double et différente physionomie de la littérature romaine, et d'en expliquer autrement les rapides progrès et les altérations ou plutôt les transformations non moins rapides. C'est, en effet, un phénomène singulier, que la perfection si courte et le déclin, en apparence si prompt, de la littérature latine. Rome ne compte qu'un siècle littéraire. Son génie, si tard et si difficilement éveillé par le contact et l'influence de la Grèce, jette, sous Octave, un immortel mais éphémère éclat, pour ne plus laisser échapper, sous Tibère même et ses successeurs, que des lueurs brillantes encore mais

fausses. On a cherché à expliquer par la conquête du monde, par les richesses et la corruption qui en furent la suite, par la servitude qui en fut l'expiation, cette décadence intellectuelle du peuple-roi. Sans doute, toutes ces causes contribuèrent à la hâter, mais elles ne la firent pas. La littérature latine portait en elle-même, elle avait dans ses origines le germe qui devait la dessécher et la flétrir. Si, sur le sol où elle venait d'éclore et de se développer avec tant de bonheur, elle languit si promptement, faible et épuisée, c'est que ses racines étaient ailleurs. Fruit délicat et tendre, transplanté de la Grèce, elle ne pouvait, malgré les mains habiles qui un instant la firent fleurir sous le ciel de l'Italie, y vivre longtemps pure et féconde. Ce qui fit le déclin du génie littéraire de Rome, ce fut précisément ce qui en avait fait la beauté si soudaine et si éclatante. Elle a été importée à Rome, elle n'y est point née. Non-seulement elle n'y est pas née, mais elle n'y a pas même été entée sur un tronc antique et national. Car, remarquez-le bien dans la littérature latine ce qui domine, ce qui en constitue le caractère, ce n'est pas seulement l'imitation grecque dans la forme et dans le fond; ce n'est pas cette influence lointaine et douce qu'une littérature belle et pure, inspirée et sage, telle que la littérature grecque, pouvait sans danger exercer sur une littérature naissante, igno

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rante d'elle-même et indécise: non; si la Grèce n'avait déposé sur le génie latin que ces germes vagues, ces semences générales, le génie latin les eût mieux et plus longtemps conservés. Mais il n'en fut pas ainsi; la Grèce n'effaça pas seulement la couleur native du génie romain, elle effaça, elle couvrit la langue nationale du vieux Latium elle fit une nouvelle langue, gréco-latine. L'idiome antique, l'idiome des tribuns et des laboureurs de la Rome guerrière, cet idiome déjà quelque peu altéré dans le rude Caton par les influences grecques, qu'il ne repoussa si vigoureusement d'abord que pour y céder dans sa vieillesse, cet idiome mélangé dans Ennius et ses successeurs des teintes grecques, mais plein de verdeur encore et de franchise dans Plaute et dans Lucrèce, cet idiome périt complétement à l'invasion plus complète de la littérature grecque. Ainsi, sans racines sur le sol, sans lien avec le passé, étrangères au peuple par leurs étymologies, la langue et la littérature latines du siècle d'Auguste ne pouvaient longtemps vivre.

Il y eut donc après Auguste révolution dans la littérature latine; y eut-il, à proprement parler, décadence? Ne fut-ce pas plutôt une transformation, un avénement de la Langue populaire qui reparaissait après avoir brisé l'enveloppe étrangère dont on l'avait recouverte ? Cette langue rude et âpre qui nous choque, ces mots heurtés et nou

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veaux qui nous blessent, sont-ce bien là les dégradations de la langue classique de Virgile et de Tite-Live, ou les termes expressifs bien qu'incultes d'un langage populaire? On sait qu'au m° siècle de l'empire romain, les écrivains s'étudièrent à reproduire, à ressusciter la langue des Ennius et des Pacuvius, et les lettres de Fronton nous donnent à cet égard de curieux renseignements. Eh bien! ce que quelques écrivains faisaient pour ainsi dire par coquetterie et pour piquer le goût un peu émoussé des lecteurs patriciens, d'autres écrivains le faisaient naturellement, achevaient, à leur insu peut-être, une restauration que les premiers tentaient timidement et par un esprit d'opposition innocente qui croyait en employant un vieux mot faire preuve d'indépendance antique. Que l'on examine en effet attentivement la langue des écrivains du m° siècle, des historiens surtout et des chroniqueurs. Qu'est-ce qui la distingue de la langue classique, de la langue gréco-latine du siècle d'Auguste? Est-ce, à proprement parler, la faiblesse du style, c'est-à-dire l'emploi moins heureux de certains tours, de certaines expressions, de certaines formes, auxquels se reconnaissent plus particulièrement la pureté du goût et l'imitation grecque? Non; cela y entre bien pour quelque chose; mais ces altérations ne sont que légères, ces différences assez rares. Où donc est

la distinction profonde de l'âge d'or et de la décadence? Dans les mots mêmes; mais ces mots qui nous étonnent, qui nous rebutent, accoutumés que nous sommes à la pureté continue, à la délicatesse exquise, à la perfection savante des écrivains du siècle d'Auguste, ces mots ne sont point en général des mots corrompus, des mots détournés de leurs acceptions. Ce sont mots nouveaux, étrangers, rudes, latins cependant; mots que la langue savante, la langue gréco-latine reconnaît avec peine, comme ces héritiers dont on avait espéré faire déclarer l'absence, mais qu'enfin elle ne peut répudier. Elle a pu les oublier, en effet, car depuis longtemps ils ne paraissaient pas. Abandonnés au peuple par l'aristocratie qui les dédaignait, vieux titres effacés de l'ancienne liberté, on ne songeait plus guère à eux. Auguste y avait pensé quelquefois; il préférait, Suétone nous le dit, le langage du peuple, le langage simple et abrégé, au langage savant et aux périphrases du grec. Ce langage national devait donc avoir sa revanche; il devait reparaître quand l'écorce grecque, qui le cachait, tomberait; il devait reparaître le jour où l'empire donnerait au peuple, en dédommagement de la liberté qu'il lui ôtait, l'égalité.

Une littérature de seconde main, une littérature imitée, quels que soient les génies qui la consacrent, doit toujours périr par quelque en

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