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ANALYSE

DE L'ÉNÉIDE

LIVRE PREMIER.

Le caractère essentiellement national des deux poëmes que Virgile avait pris pour modèles, lui faisait une loi de choisir son sujet dans l'histoire de Rome. Mais il lui fallait en même temps une époque et un héros qui se prêtassent sans invraisemblance aux inventions merveilleuses. Laissant donc là l'histoire véritable et les grandes actions dont elle abonde, il remonte vers les temps antiques, et sans s'arrêter à la fondation même de Rome, dont le héros et les fables sembleraient convenir à sa pensée, il va chercher plus loin dans la nuit des temps un premier fondateur, contemporain des héros d'Homère, et déjà consacré par ce poëte. L'intervention toute naturelle et presque historique des Dieux de cette époque, donnera à son merveilleux l'autorité et le charme de la vérité. Les vieilles traditions s'y placeront d'elles-mêmes, et Rome, maîtresse du monde, y figurera dans la destinée comme le but spécial de l'action. Le sujet ainsi conçu, on comprend l'effet qui devait en résulter pour les Romains, et la nécessité pour nous, si nous voulons éprouver le même charme, d'entrer dans l'esprit du poëte et de nous placer à leur point de vue, c'est-à-dire au point de vue national. Le début suffirait pour nous en convaincre.

L'exposition présente d'abord, avec l'idée générale des combats et du héros, arma, virumque, celle de l'établissement de ce héros

ARMA, virumque cano, Trojæ qui primus ab oris
Italiam, fato profugus, Lavinia venit

Littora: multùm ille et terris jactatus et alto,
Vi superum, sæve memorem Junonis ob iram;

Troyen en Italie et dans le Latium, Troja ab oris, Italiam, Lavinia littora; ensuite les deux parties principales de l'action, les voyages, sujet des six premiers livres, multum ille et terris... et alto..., et la guerre, sujet des livres suivants, multa quoque et bello...; enfin le but et le résultat des travaux, genus unde Latinum..., atque alta monia Roma. Cette dernière idée, complément majestueux des vers précédents, établit l'unité entre les deux parties distinctes du poëme, entre les voyages et la guerre, dont le but commun est l'antique fondation de l'empire romain. La cause même des infortunes et le ressort de l'action, la haine de Junon, se trouve naturellement placée au milieu de ces détails, sævæ memorem Junonis ob iram. Claire et complète en peu de mots, animée par l'expression répétée du malheur, et pleine d'intérêt, surtout pour le lecteur romain, cette exposition est parfaite.

L'invocation épique ajoute à la majesté du début; mais son objet important est de justifier le merveilleux. Cependant Virgile, qui va droit à son sujet, ne demande à sa muse que la révélation des causes de la haine de Junon. Le caractère distinctif du héros, insignem pietate virum, rend plus extraordinaire l'acharnement de la déesse, que les autres mots expriment avec tant d'énergie, tot volvere casus..., tot adire labores impulerit. Sur ce trait philosophique, tantæ ne animis cœlestibus iræ, observons que Virgile aime à terminer les parties ou les morceaux importants par une idée vive et frappante, ou par une période et des vers d'une harmonie imposante; mais ce n'est jamais, comme dans Lucain, le trait de l'épigramme ni l'emphase de la déclamation.

Parmi les détails de l'exposition, nous avons remarqué la cause ou le ressort de l'action, Junonis ob iram, et son but, mænia Romæ. Aucune de ces deux idées n'étant développée, Virgile sent le besoin d'y revenir. Dès l'invocation, nous le voyons uniquement occupé de la première; et aussitôt, par une combinaison aussi simple que profonde, dans le développement que l'invocation amène, les détails sur la haine de Junon vont présenter à l'imagination le but et le résultat national de l'action.

Parmi tous les sujets que l'histoire pouvait offrir, le plus natio

Multa quoque et bello passus, dum conderet urbem,
Inferretque Deos Latio: genus unde Latinum,

Albanique patres, atque altæ monia Romæ.

Musa, mihi causas memora, quo numine læso,
Quidve dolens regina Deûm tot volvere casus
Insignem pietate virum, tot adire labores
Impulerit. Tantæne animis cœlestibus iræ!

Urbs antiqua fuit, Tyrii tenuère coloni,

nal était la lutte de Rome et de Carthage. Virgile trouve moyen de l'introduire dans son poëme. Profitant de l'obscurité des temps, il se permet un anachronisme de 150 ans, pour mettre aux prises les destinées des deux villes rivales.

Junon voudrait assurer à Carthage l'empire de la terre, que les destins promettent aux descendants des Troyens : tel est le premier motif de sa haine. La place de Carthago, et, dans le même vers, sa position pittoresque par rapport aux lieux où Rome doit s'élever, Italiam contrà Tiberinaque ostia, fixe nos regards sur les deux villes. Peut-on faire mieux sentir la prédilection de Junon pour Carthage, magis terris omnibus, unam, posthabitâ Samo, hic illius arma, hìc currus...? Observez la pensée importante, hoc regnum gentibus esse, et dans le dernier mot, fovet, l'intérêt que prend son cœur au projet qu'elle a conçu. En opposition se présente aussitôt la race troyenne, avec cette gradation de force et de puissance, signalée par la marche imposante de la phrase, aussi bien que par la chute de Carthage et la ruine de l'Afrique. Remarquez la cadence et l'expression toute romaine du vers, hinc populum latè regem..., et cette conclusion ferme et précise, qui peint si bien l'obstacle insurmontable du destin, sic volvere Parcas. Ce motif de la haine de Junon est d'un intérêt si puissant et si sublime, que Virgile le présente d'abord, quoique dans l'ordre du temps il vienne après les motifs suivants. Mais ceux-ci ne sont que secondaires aux yeux des Romains et de la déesse elle-même : ils sont donc exprimés avec brièveté, mais avec une force que rien ne surpasse, causæ irarum, sævique dolores, necdum... exciderant animo, manet alta mente repostum... Après avoir révélé les causes de cette haine implacable, le

Carthago, Italiam contra Tiberinaque longè
Ostia, dives opum, studiisque asperrima belli;
Quam Juno fertur terris magis omnibus unam
Posthabità coluisse Samo. Hic illius arma,
Hic currus fuit: hoc regnum dea gentibus esse,
Si quà fata sinant, jam tum tenditque fovetque.
Progeniem sed enim Trojano a sanguine duci
Audierat, Tyrias olim quæ verteret arces;
Hinc populum latè regem, belloque superbum,
Venturum excidio Libyæ: sic volvere Parcas.
Id metuens, veterisque memor Saturnia belli,
Prima quod ad Trojam pro caris gesserat Argis:
Necdum etiam causæ irarum sævique dolores
Exciderant animo; manet altà mente repostum
Judicium Paridis, spretæque injuria forma,
Et genus invisum, et rapti Ganymedis honores :
His accensa super, jactatos æquore toto

poëte en expose les effets généraux. En faisant des Troyens l'objet de la pitié, ce vers, Troas relliquias Danaûm..., fait ressortir l'infortune exprimée par les autres mots. En même temps la pensée se reporte sur l'effet important, arcebat Latio, et ces mots amènent encore une fois l'expression la plus énergique du but général de l'action, tantæ molis erat Romanum condere gentem!

L'idée de Rome domine dans tout le début. Il est clair que Virgile va chanter la fondation de l'empire romain; mais pour ne pas s'engager dans le vague des idées générales, il chante le fondateur, et rattache la pensée principale à l'idée individuelle du héros. Nous verrons partout avec lui Rome et ses destins en péril ou triomphants.

Cependant le sujet ainsi conçu présentait une difficulté presque insurmontable. Comment tenir le lecteur en présence de Rome, plusieurs siècles avant qu'elle n'existe? Comment rattacher à l'intérêt actuel d'Énée l'intérêt futur de Rome, de manière que celuici reste la pensée première, et sans que l'action présente en éprouve aucun tort? Il était presque impossible que l'intérêt individuel du héros ne devînt pas la pensée principale du poëme; et c'est ce qui est arrivé, comme l'annonce notre besoin même d'insister sur la véritable intention de Virgile. D'un autre côté, il devenait bien difficile que le héros ne souffrît pas de l'idée qui préoccupe le poëte. Forcé trop souvent d'en faire un personnage passif, qui se plie et se conforme à sa grande pensée, Virgile prend un peu trop l'habitude de le faire servir à ses besoins poétiques. Le rôle principal n'est que secondaire à ses yeux, et de là résulte peut-être le défaut général du caractère d'Énée. On voit donc combien il est important, pour comprendre et juger l'Énéide, de ne point perdre de vue la position du poëte vis-à-vis de Rome et de son héros.

L'exposition et le morceau qui la complète appartiennent au poëme tout entier. Considérons maintenant l'objet particulier du premier livre. Les aventures d'Énée, depuis la prise de Troie jusqu'à son établissement dans le Latium, comprennent environ sept ans. Suivant le plan de l'Odyssée et des poëmes épiques où l'on veut que l'action paraisse plus courte et moins languissante, Virgile nous transporte à la dernière année, devant ensuite faire

Troas, relliquias Danaûm atque immitis Achillei,
Arcebat longè Latio; multosque per annos
Errabant acti fatis maria omnia circum.
Tantæ molis erat Romanam condere gentem!
Vix e conspectu Siculæ telluris in altum
Vela dabant læti, et spumas salis ære ruebant,

raconter les événements antérieurs par son héros lui-même. Il y trouve encore un autre avantage, celui d'ouvrir le poëme par une situation à son choix et par l'action la plus intéressante pour les Romains. Le premier livre va conduire les Troyens à Carthage. C'est pour le poëte un moyen naturel d'amener les deux chants consacrés au récit d'Énée, en même temps qu'il allume dans le cœur de Didon l'amour dont nous verrons l'issue tragique et nationale. Tel est le but principal du premier chant. Mais nous allons encore découvrir une autre intention dans les premières combinaisons du récit.

Un tableau général ne laisse jamais dans l'esprit une impression aussi profonde que les détails d'un fait particulier. Profitant donc de la liberté qu'il s'est donnée de commencer où il lui plaît, Virgile va mettre en action les deux pensées importantes du début. Après le récit d'une horrible tempête soulevée par Junon, et de l'affreuse situation où sa haine aura réduit les Troyens, après une scène majestueuse, où se dérouleront à nos yeux dans l'Olympe les destins d'Énée et de Rome, il ne sera plus possible de perdre de vue le ressort et le but de l'action générale.

La tempête se joint si naturellement aux détails des vers précédents, qu'on ne s'aperçoit pas de l'art du poëte: il ne semble que passer au récit d'une action particulière de l'ennemie des Troyens. Deux vers suffisent au tableau de la navigation. Cette coupe brusque, hæc secum, annonce le caractère du monologue de Junon, et ́ s'accorde avec la brusquerie de l'exorde, me desistere, victam à la fin du vers, nec posse, Teucrorum regem: on sent l'effet de la tournure et de chaque mot. A l'objection, dont le mouvement et l'ironie diminuent déjà l'importance, quippe vetor fatis, elle ne répond que par un parallèle outrageant pour sa divinité. Observez l'opposition de Pallas avec me, du peuple vainqueur Argivúm avec les vaincus Teucrorum, de potuit avec non posse. Que veut Junon? Italiâ avertere. Qu'a fait Pallas? Exurere classem, ipsos potuit submergere ponto. Quel était le motif d'une vengeance aussi complète ? La petite faute, noxam, l'action involontaire d'un seul homme en délire, furias, unius. Et pour si peu de chose, quel appareil de puissance se déploie à son imagination jalouse! Elle

Quum Juno, æternum servans sub pectore vulnus,
Hæc secum: « Mene incepto desistere victam,
Nec posse Italià Teucrorum avertere regem?
Quippe vetor fatis! Pallasne exurere classem
Argivùm, atque ipsos potuit submergere ponto,
Unius ob noxam et furias Ajacis Oilei?

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