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lité, que chacun use des biens que lui offre son siècle. » Tacite ne se résignait pas ainsi; et même sous Nerva Trajan, son âme sent encore le poids dont Domitien a pesé sur elle. Inflexible aux esclaves, inflexible aux chrétiens, Tacite appartient tout entier au passé et à la tradition; Pline, au contraire, leur est bienveillant aux uns et aux autres. Ses esclaves sont-ils malades, il veille sur eux avec sollicitude; il veut qu'ils se nourrissent du même pain que lui, et précurseur pour ainsi dire de l'apôtre des gentils, il intercède pour un esclave fugitif. A l'égard des chrétiens, c'est un témoin impartial, un juge humain. Il a tracé d'eux ce tableau que l'on dirait peint par un apologiste chrétien: « Au reste, ils assuraient que leur faute ou leur erreur n'avait jamais consisté qu'en ceci ils s'assemblaient à jour marqué avant le lever du soleil; ils chantaient tour à tour des vers à la louange du Christ, comme d'un dieu; ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, de brigandage, d'adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt. Après cela ils avaient coutume de se séparer, et se rassemblaient de nouveau pour manger des mets communs et innocents. » Voilà le témoignage que Pline le Jeune rend à Trajan, des chrétiens.

Mais si juste et si éclairé que fût Pline le Jeune, il n'échappait pas entièrement aux préventions

du peuple à l'égard des chrétiens, et surtout aux exigences de la politique; et si, à ceux qui avouaient être chrétiens, il faisait une seconde et une troisième fois la même demande, comme pour leur donner le temps et l'envie de se rétracter, il finissait, sur leur persistance, par les envoyer au supplice; et pour lui, après tout, comme pour Tacite, le christianisme était « une superstition ridicule et excessive. >>

Faut-il s'en étonner? Longtemps après Tacite, et quand le christianisme était beaucoup plus répandu dans l'empire, un historien aussi, le continuateur exact et curieux de Tacite, Suétone ne le connaissait guère mieux, le connaissait moins peut-être. Il confond les juifs avec les chrétiens; et dit que pendant le règne de Claude, ils se révoltèrent sous la conduite d'un certain Chrestus (est-ce le Christ qu'il désigne?) Chresto quodam duce rebellantes. Du reste, pour Suétone comme pour Tacite, les chrétiens sont une race méprisable et malfaisante.

Ceux même d'entre les païens, et c'était le petit nombre, qui ne confondaient pas les chrétiens avec les juifs, les prenaient pour une secte nouvelle de philosophes : Non utique divinum negotium existimant, sed magis philosophiæ genus, et à ce titre même, ils s'en inquiétaient peu; car Rome, on le sait, fut toujours assez indifférente à la philosophie.

Ainsi vécurent longtemps les chrétiens dans le monde romain: haïs du peuple, proscrits par les empereurs, inconnus ou dédaignés des philosophes. L'entrevue, si longtemps retardée du christianisme et de la littérature romaine, eut lieu enfin; mais ce n'est pas à Rome qu'elle se fit, ce fut en Afrique.

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Depuis le jour où elle avait héroïquement succombé sous les armes et les perfidies de Rome, l'Afrique avait cherché dans les lettres et dans les sciences une consolation et une autre gloire. Son génie y était merveilleusement propre; Caton l'Ancien en vantait déjà la vivacité et la pénétration. Amoureux des lettres et de la philosophie, réunissant à la subtilité grecque l'ardeur africaine, le génie carthaginois se développa avec une vigoureuse et rapide fécondité. Quand la vie nouvelle, qu'était venue donner à la littérature latine fatiguée, l'école espagnole, s'épuisa, l'imagination africaine la ranima : Fronton fut le maitre de Marc Aurèle. Ce fut donc en Afrique que s'engagea, sous les yeux du monde romain, le duel entre le christianisme et le paganisme; ce furent Carthage et Cirta qui avertirent Rome du danger qu'elle courait.

On ne peut se défendre d'une certaine admiration en présence de cette grande et nouvelle destinée qui s'ouvre pour Carthage, et se rattache

à Rome. Quand, interprète des ressentiments de Didon, le poëte demandait que des cendres du bûcher où elle expirait, s'élevât un vengeur, qui l'eût dit que ce vengeur dût être le christianisme? Et d'un autre côté, qui n'admirerait la fortune plus merveilleuse encore de Rome? car cette victoire que Carthage va remporter sur le paganisme romain, sera en définitive un triomphe pour Rome, à laquelle elle donnera un empire nouveau, cet empire vraiment éternel qu'elle s'était prédit. Regardez-y en effet qui a combattu pour l'Église romaine? qui l'a fait vaincre? Le génie de l'Église africaine. L'Église grecque combat bien aussi pour Rome, mais non sans penser un peu à elle-même, et sans lui contester les fruits de la victoire : Constantinople est rivale de Rome, Sainte-Sophie de Saint-Pierre. Mais l'Église africaine, elle, s'oublie entièrement. Aussi soumise qu'ardente et dévouée, elle ne voit que le siége de l'unité pontificale. Rome, du reste, a mérité cette fortune; elle a eu mieux que l'imagination de l'Église grecque, mieux même que l'invincible génie des Pères africains; elle a eu l'action et cette sagesse de conduite à qui tout vient à point. A l'Église grecque donc la parole, la gloire à l'Église africaine, à Rome la chaire de Saint-Pierre.

Ce fut de l'Afrique, ainsi que nous l'avons dit, que partit le signal de cette guerre à mort, entre le

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