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DE L'ESPRIT DU COMMERCE.

L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.

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Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent 2.

L'esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des autres.

La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines

1. La Hollande. (M.)

2. Si M. Montesquieu avoit pratiqué les Hollandois, il auroit beaucoup rabattu sur ce passage. (LUZAC.)

vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très-rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands 1.

C'est un sacrilége chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelque homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé l'hospitalité envers un étranger, va lui montrer une autre maison où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité. Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l'hospitalité leur devint à charge. Cela paroît par deux lois du code des Bourguignons, dont l'une inflige une peine à tout barbare qui iroit montrer à un étranger la maison d'un Romain; et l'autre règle que celui qui recevra un étranger, sera dédommagé par les habitants, chacun pour sa quote-part.

1. Dans les pays de commerce on trouve des auberges, ce qui est une forme d'hospitalité plus sûre, plus commode et moins coûteuse que celle des peuples brigands.

2. Et qui modò hospes fuerat, monstrator hospitii. De moribus Germ., c. XXI. Voyez aussi César, Guerre des Gaules, liv. VI, c. xxI. (M.)

3. Tit. xxxvIII. (M.)

DE LA PAUVRETÉ DES PEUPLES.

Il y a deux sortes de peuples pauvres ceux que la dureté du gouvernement a rendu tels; et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait une partie de leur servitude; les autres ne sont pauvres que parce qu'ils ont dédaigné, ou parce qu'ils n'ont pas connu les commodités de la vie; et ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté 1.

1. Sup. XIII, 11.

DU COMMERCE DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS.

Le commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d'un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe 1, et quoiqu'il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait, tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices, et à ses fantaisies 2. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l'économie3. Les négociants, ayant l'œil sur toutes les nations de la terre, portent à l'une ce qu'ils tirent de l'autre. C'est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d'Athènes, de Marseille, de Florence, de Venise, et de Hollande, ont fait le commerce.

1. A. B. Dans le gouvernement d'un seul il est fondé sur le luxe, et son objet unique est de procurer à la nation qui le fait, tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices et à ses fantaisies. Dans le gouvernement de plusieurs il est ordinairement fondé sur l'économie.

2. Et avant tout à ses besoins. En tout pays, quel que soit le gouvernement, le commerce a le même objet : acheter tout ce qui se vend, et vendre tout ce qui s'achète.

3. La distinction du commerce de luxe et du commerce d'économie est particulière à Montesquieu. Suivant Risteau, Montesquieu a eu en vue les Hollandais. «Ils sont à l'égard des autres nations de l'Europe, ce qu'est un commissionnaire à l'égard de son commettant; et c'est là ce qui constitue véritablement le commerce d'économie. » Le commerce de luxe, dans la langue de Montesquieu, serait donc celui qui fournit à la consommation; le commerce d'économie serait le commerce de commission et d'exportation.

Cette espèce de trafic regarde le gouvernement de plusieurs par sa nature, et le monarchique par occasion. Car, comme il n'est fondé que sur la pratique de gagner peu, et même de gagner moins qu'aucune autre nation, et de ne se dédommager qu'en gagnant continuellement, il n'est guère possible qu'il puisse être fait par un peuple chez qui le luxe est établi, qui dépense beaucoup, et qui ne voit que de grands objets 1.

2

C'est dans ces idées que Cicéron disoit si bien : « Je n'aime point qu'un même peuple soit en même temps le dominateur et le facteur de l'univers. » En effet, il faudroit supposer que chaque particulier dans cet État, et tout l'État même, eussent toujours la tête pleine de grands projets, et cette même tête remplie de petits : ce qui est contradictoire.

3

Ce n'est pas que, dans ces États qui subsistent par le commerce d'économie, on ne fasse aussi les plus grandes entreprises, et que l'on n'y ait une hardiesse qui ne se trouve pas dans les monarchies en voici la raison.

Un commerce mène à l'autre ; le petit au médiocre, le médiocre au grand; et celui qui a eu tant d'envie de gagner peu, se met dans une situation où il n'en a pas moins de gagner beaucoup.

De plus, les grandes entreprises des négociants sont

1. C'est-à-dire en un pays où la noblesse méprise le commerce.

2. Nolo eumdem populum, imperatorem et portitorem esse terrarum. Cic., de Rep., lib. IV. (M.) Cicéron parle en Romain qui ne connaît que le métier des armes et le gouvernement.

Tu regere imperio populos, Romane, memento;

Hæ tibi erunt artes.

3. Pour Montesquieu les petits projets, c'est le commerce qui fait la richesse du pays; les grands projets, ce sont les intrigues de cour, et ces guerres d'ambition qui sont la ruine d'une nation.

4. A. Où il n'a pas moins envie, etc.

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