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Tertullien, rectifiant ce récit, s'exprime ainsi : « Quelques-uns de vous ont rêvé que notre Dieu

était une tête d'âne. Tacite est l'auteur de ce conte. Dans le cinquième livre de son Histoire, où il parle de la guerre des juifs, il remonte à l'origine de cette nation; et après avoir dit sur cet article, sur le nom et la religion des juifs tout ce qu'il lui a plu, il raconte que les juifs, libres du joug de l'Égypte, chassés de ce pays et traversant les vastes déserts de l'Arabie, étaient près de mourir de soif, lorsqu'ils aperçurent des ânes sauvages qui allaient boire et qui leur montrèrent une source; il ajoute que par reconnaissance ils ont érigé l'àne en divinité. De là, on a conclu que les chrétiens, comme enclins aux superstitions judaïques, adoraient la même idole. Cependant ce même historien, si fertile en mensonges, sane ille mendaciorum loquacissimus, rapporte dans le même ouvrage que Pompée, après s'être rendu maître de Jérusalem, entra dans le temple pour connaître ce qu'il y avait de plus secret dans la religion des juifs, et qu'il ne trouva point ce simulacre. >>

Tacite avait pourtant près de lui la réponse à ces bruits populaires, à ces mensongères traditions. Quand Vespasien, préludant à la soumission de la Judée, que devait achever Titus, s'empara de Joppé, il remarqua, entre les captifs qu'on lui amena, un homme, prêtre et de race

sacerdotale. Le captif, regardant avec assurance le général romain, lui dit : « Tu seras empereur, Vespasien. » Vespasien, touché sans doute de cette prophétie qui s'accordait en secret avec ses espérances, n'envoya pas le prisonnier à Néron; il le garda près de lui et l'attacha à sa personne. Ce prisonnier, dans sa reconnaissance, prit le surnom de la famille impériale qui l'adoptait; s'appela Flavien Josèphe.

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Josèphe, admis par le bonheur de sa prophétie à l'amitié de Vespasien, chercha à justifier, aux yeux des Romains, et ses compatriotes et leurs mœurs jusque-là si peu comprises. Un homme, un grammairien, Apion, avait rassemblé dans un écrit toutes les préventions et tous les bruits répandus contre les juifs. Josèphe répondit à ces accusations, et dans plusieurs chapitres qui auraient dû faire hésiter la plume de Tacite, il réfute à l'avance ces erreurs de l'auteur des Histoires. D'autres ouvrages et plus importants, sortis également de la plume de Josèphe, les Antiquités judaïques surtout, auraient pu éclairer Tacite.

Tacite cependant semble quelquefois sur le point de saisir la vérité : « Les juifs, dit-il, ne conçoivent Dieu que par la pensée, et n'en reconnaissent qu'un seul. Ils traitent d'impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent des dieux à la ressemblance de l'homme. Leur

dieu est le Dieu suprême, éternel, qui n'est sujet ni au changement, ni à la destruction. Aussi ne souffrent-ils aucune effigie dans leurs villes, encore moins dans leurs temples. » Mais sa divination s'arrête là.

Que si Tacite méconnaît ainsi les juifs, on ne s'étonnera pas qu'il n'ait pas mieux connu les chrétiens; qu'il ait vu, sinon avec plaisir, avec indifférence du moins, la cruauté de Néron qui les faisait enduire de soufre et éclairer, flambeaux vivants, les saturnales de ses fêtes, dans ces mêmes jardins où devait plus tard s'élever la demeure des pontifes chrétiens; pour Tacite, comme les juifs, les chrétiens sont une race dangereuse et malfaisante.

Du reste, cette ignorance de la doctrine chrétienne n'est pas particulière à Tacite. Quintilien, chargé de l'éducation des deux jeunes enfants de Flavius Clémens qui souffrit le martyre, lui, sa femme et sa mère, n'a pas, mieux que Tacite, aperçu le christianisme, que cependant il touchait pour ainsi dire; mais il ne faut pas s'en étonner. «< Un écrivain capable de porter l'excès de la flatterie jusqu'à reconnaître pour dieu un empereur tel que Domitien, était digne de blasphémer contre Jésus-Christ et contre la religion. » C'est la réflexion de Rollin.

Ce que Tacite, ce que Quintilien ne voyaient pas, un homme, qui les précéda, l'avait soup

çonné; cet homme, c'est Sénèque. Sénèque a-t-il eu connaissance du christianisme? a-t-il entretenu un commerce épistolaire avec saint Paul? on peut en douter; mais ce qui est incontestable, c'est que le philosophe romain a écrit sous le vent du christianisme, qu'il a de merveilleux instincts de la religion nouvelle, et que sa doctrine offre de singuliers rapports avec la doctrine chrétienne; c'est enfin qu'il attaquait les superstitions que Tacite respectait, et où il voyait la restauration politique et morale de Rome. Tacite et Sénèque! jamais deux figures n'ont été plus différentes. De ces deux hommes, l'un a toujours les yeux tournés vers le passé; l'autre vers l'avel'un voit Rome, l'autre, le genre humain. Tacite, nous l'avons vu, était préoccupé de l'avenir de son pays; mais c'était l'homme le moins capable d'admettre que le monde pût avoir une autre forme que celle que la conquête et le temps lui avaient donnée : religion, politique, science, morale, tout en lui est romain. Rome avant tout et au-dessus de tout; c'est ainsi seulement qu'il concevait la vie dans les choses humaines; hors de là, rien, sinon la mort de l'empire, dont la pensée le troublait comme un pressentiment funeste. Deux circonstances contribuèrent à nourrir en lui cette grande et solennelle inquiétude au dedans, les désordres de l'empire; au dehors, les premiers mouvements

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des barbares. Tacite est le Romain qui, déjà frappé, se recueille en lui-même et s'enveloppe dans son manteau pour mourir.

Tel n'est point Sénèque. Sénèque, lui, consent à vivre ou plutôt à revivre; et il ne craint pas de chercher dans la philosophie générale, dans l'humanité, ce qu'il ne trouve plus dans la politique romaine, l'espérance et la foi il laisse là les ruines de l'empire, il s'enquiert d'un monde nouveau. Tacite, au contraire, ne sait que regretter et se souvenir; il persiste à voir le monde tout entier dans Rome, et se retourne malgré lui jusqu'à la république ; pour Sénèque, la république, c'est l'univers tout entier.

Le caractère tout romain de Tacite, son ardent et profond patriotisme expliquent suffisamment comment ses yeux sont restés fermés à la lumière nouvelle. L'ami de Tacite, Pline le Jeune, a mieux connu que lui la doctrine chrétienne, et lui a été plus indulgent. Unis par une étroite et constante amitié, Tacite et Pline le Jeune étaient deux caractères bien différents. Sans renier la liberté, Pline le Jeune ne la voyait pas fatalement dans le retour à la république; il l'acceptait volontiers.d'un prince juste et magnanime; et je serais tenté de croire que c'est lui, et non Tacite, qui à la fin du Dialogue des orateurs, dit : « Puisque personne ne peut obtenir à la fois une grande renommée et une grande tranquil

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