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Des hommes que l'on fait juges sans leur donner le caractère de juges, sans leur en donner les devoirs et la responsabilité qui en est la suite; des hommes qui, après avoir jugé une affaire, vont se disperser dans la société et y seront perdus de vue; de tels hommes, lorsqu'ils seront appelés à juger, ne se croiront nullement obligés à l'observation de la loi ; rien ne pourra les y astreindre; ils l'arrangeront, la modifieront, la feront pour chaque affaire particulière : c'est là précisément la définition du despotisme, la réunion des pouvoirs, qui juge et dispose la loi tout à la fois ; c'est aux yeux de tous ceux qui réfléchissent, l'introduction de l'anarchie, de l'arbitraire, la prédominance de la volonté de l'homme sur celle de la loi.

Otons aux juges toute autorité superflue; qu'ils ne puissent jamais créer un procès, le déterminer, juger les faits qui en sont la base, qu'ils ne puissent jamais ni décréter ni condamner sans examen de jurés : cela est nécessaire à notre liberté. Mais si dans chaque arrondissement vous n'avez pas un homme chargé de maintenir l'exécution uniforme de la loi et de la volonté générale, qui ait la fonction, non d'expliquer mais d'appliquer la loi, alors il n'y a plusni gouvernement, ni société, ni monarchie; la France n'est plus composée que d'états fédératifs formés par les départemens, les districts et les cantons; dans chacun d'eux il se forme une manière particulière de juger suivant les préjugés, les passions locales; personne n'a l'obligation expresse et le pouvoir de maintenir l'exécution de la loi : le juge aura beau en représenter la disposition, les vrais juges feront ce qu'ils voudront, et un individu qui croira avoir fait une action qui n'est défendue par aucune loi, un marchand de blé, par exemple, se trouvera condamné à mort, parce que, dans un moment d'inquiétude et de chaleur, ceux qui l'auront jugé auront trouvé l'action d'acheter du blé digne de ce supplice. Il en sera ainsi de tous les crimes qui s'augmentent ou s'atténuent suivant les passions et les intérêts des hommes: motif évident pour diviser leurs fonctions, obliger l'un à établir le fait, * et l'autre à appliquer la loi, parce qu'alors la force est dans l'institution et non dans l'homme. C'est en vain que pour remédier

aux abus dont je viens de parler on établirait à deux cents lieues un tribunal central de justice: s'il pouvait y suffire son action deviendrait tellement continue et si universelle qu'il serait bientôt le seul tribunal et le plus redoutable des despotes. Ces considérations me paraissent dignes d'être pesées avec soin.

Mais le reste du projet est bien plus extraordinaire. On a vụ que tous les gens de loi du royaume, conseillers, avocats, procureurs, etc., sont de droit conseillers de justice, c'est-à-dire juges, sous le nom de jurés: maintenant je demande si quelqu'un a jamais eu l'idée d'un pays où le seul métier libre pour gagner sa vie soit le métier de juge. Ce pays serait le nôtre; un homme serait juge malgré le peuple, malgré l'assemblée nationale, malgré toute la France entière; il ne lui aurait coûté pour cela que d'en avoir eu la fantaisie.... On regrette le temps qu'on emploie à répondre à ces idées, et l'obligation de les discuter est bien rigoureuse à remplir.

On sait que dans beaucoup de districts la quantité des gens de loi n'est pas à beaucoup près assez considérable pour former le nombre nécessaire pour un jury. Il faudra donc que le nombre en soit triplé ou quadruplé au moment où tout le monde désire de le voir diminuer.

On veut réformer les lois, simplifier la procédure, ramener les mœurs en France, et l'on propose de faire que ce soit les mêmes hommes qui instruisent les affaires, les défendent et les jugent! (1) On leur donne un intérêt contre toute espèce d'amélioration, et cependant on les grève encore d'une manière injuste en les forçant de juger gratuitement les affaires criminelles et les affaires civiles avec une rétribution qui, pour être modique entre quatorze personnes, serait très-lourde pour les plaideurs, et qui

(1) C'est une grande cause d'immoralité et une tentation que la loi ne saurait offrir impunément à des hommes qui sont de la même profession, et qui par conséquent font une espèce de corps, que de leur permettre de plaider des affaires, de les instruire et de les juger; s'ils ne sont pas tous des hommes très-vertueux, alors il se formera, entre les jurisconsultes plaidant et ceux qui jugeront, une communauté d'intérêts qui ne doit pas di minuer le nombre des procès. (Note de M. Duport.}

d'ailleurs, à raison de son incertitude et de l'obligation qu'elle impose, est incapable de former l'état d'un citoyen.

On sait qu'à Paris même, et à plus forte raison dans les autres départemens, il n'y a qu'un petit nombre de jurisconsultes à la fois habiles et intègres qui sont consültés dans toutes les affaires, parce que chacun veut avoir l'avis des hommes les plus éclairés : vraisemblablement ils ne seront pas juges dans les affaires pour lesquelles ils auront été consultés; alors ce seront les jurisconsültes les plus ineptes, les plus nouveaux et les moins délicats qui le seront. Je sais qu'on a vu des avocats plus habiles que des juges; mais je ne connais aucune institution au monde qui ait pris des précautions pour que cela soit ainsi. Je n'en dirai pas davantage sur un plan que l'auteur semblait avoir jugé lui-même, et dont je n'aurais assurément pas parlé si quelques personnes n'eussent proposé à l'assemblée de l'adopter comme un plan d'institution des jurés propre à servir de base à la discussion.

Je ne répéterai pas ici les motifs que j'ai exposés pour prouver la nécessité d'admettre des jurés au civil et au criminel. L'honorable membre qui a parlé après moi (1) a bien ajouté à leur force par les observations fines et profondes qu'il a présentées. J'ose dire même que lorsqu'on cesse de s'appuyer sur la raison seule, il ne peut exister d'autorité plus sùre pour des gens de bonne foi que les idées d'un homme qui peut offrir pour garant de leur justesse une longue expérience et une longue méditation.

Mais ce qu'il faut toujours redire, ce qu'on ne saurait trop répéter, c'est que sans jurés il n'y a pas de liberté dans un pays; sans jurés, aucune élection n'est libre; sans jurés, des ministres bas et corrupteurs, comme il est bien à craindre qu'ils ne le soient toujours, excluront ceux qui leur déplairont (2); sans jurés, il n'y a plus de mœurs dans une monarchie.

(1) M. Chabroud.

(2) En Angleterre, où tous les ressorts de la liberté sont en action par l'esprit public, on a tenté d'exclure un député du parlement par une accusation; et nous, qui possédons depuis si peu de temps la liberté; nous qu'elle n'a pas pénétrés entièrement de manière à remplacer toutes nos habitudes, nos goûts même de la servitude; nous, sur qui un mot d'un ministre a encore

Je ne saurais me refuser à ajouter ici une considération puissante en faveur des jurés, surtout dans la poursuite et l'examen des délits, et qui n'a pas été présentée.

Un des grands avantages des jurés, c'est de substituer la preuve morale à ce qu'on appelle la preuve légale. Cette dernière preuve est très-bonne lorsqu'elle se tire d'un acte fait entre deux parties; mais lorsqu'on prétend la faire résulter du témoignage de deux individus, elle est absurde. Cependant, lorsqu'on a des juges et que le jugement n'est pas divisé, alors la société est obligée de prendre des précautions contre l'arbitraire des décisions, et l'on a établi cette maxime, que les juges ne pouvaient juger que secundùm allegata et probata. Les juges auraient été témoins individuellement d'un fait, ils ne peuvent s'en servir dans leur jugement; mais si les témoins en déposent, pour peu qu'ils ne soient pas formellement contredits par les circonstances, l'affaire est décidée. Comment a-t-on pensé qu'il était possible de donner ainsi à la vérité un caractère de convention, et de soumettre à une seule règle de probité toute l'immensité des combinaisons humaines! C'est avec un sourire dédaigneux que nous parlons des pratiques de nos pères, qui voulaient qu'un accusé prouvât son innocence par les épreuves de l'eau bouillante, de la croix ou d'un combat: nos usages sont tout aussi absurdes et plus funestes. Comment peut-on vivre tranquille dans un pays, lorsqu'on pense que les scélérats peuvent, avec quelques combinaisons, choisir dans la société leur victime, et rendre les juges complices d'un assassinat! Tout change quand on a des jurés. Ces citoyens, choisis sans intérêt, ou plutôt forcément intéressés au maintien de la justice, entendent et voient l'accusé aux prises avec les témoins; ils voient réunis à la fois et sous un seul point de vue l'ensemble et les détails du procès; leur âme est ouverte à tous les traits de la vérité ; la société n'a aucune défiance contre

de l'empire; nous que la superstition des vieux noms, des titres surtout du pouvoir, domine encore et tient presque courbés, nous croyons pouvoir nous passer de jurés! Français, est-ce done toujours par des insurrections popuJaires que vous irez à la liberté? N'est-il pas plus sage, plus juste, plus sûr de la fixer par nos institutions? (Note de M. Duport.]

eux; elle leur permet d'employer leurs connaissances personnelles, et de juger avec toute la loyauté possible et avec les lumières sûres du bon sens : il y a unité et accord entre toutes leurs facultés; ils ne sont pas obligés, comme les juges, d'être doubles pour ainsi dire; à juger, non comme ils voient, mais comme ils doivent voir; à ne pas obéir à leur conscience, mais à suivre des règles fausses et absurdes de probabilité. Lorsqu'un homme est condamné par les cinq sixièmes d'hommes droits et honnêtes, la conscience du législateur est tranquille; il a fait tout ce qui dépend des hommes pour que la vérité soit connue.

Cette institution sainte des jurés peut seule bannir du cœur d'un citoyen la crainte et la nombreuse escorte de vices qui la .suivent, et lui donner cette confiance, principe de toutes les affections généreuses, en lui assurant sa vie, sa fortune, sa liberté, son honneur; c'est elle qui fait sentir à l'homme qu'il n'est pas seul sur la terre, qu'il existe pour lui une protection contre l'injustice, et que cette protection il la trouvera parmi ceux qui l'environnent, parmi des voisins, qui ne demandent en retour qu'une disposition semblable de sa part. Voilà le vrai moyen de donner aux hommes des mœurs, une humanité profonde, l'amour de l'égalité, de la fraternité, et ce caractère fier et élevé qui ne s'est altéré chez nous que depuis que nous avons cessé de posséder l'institution des jurés, et que le règne de la chicane leur a succédé !>

TITRE DES JURÉS (du plan de M. Duport).

Formation du tableau des jurés.

ARTICLE PREMIER. Il sera formé tous les ans dans chaque district un tableau (1) de citoyens pour remplir, sous le nom de jurés, les fonctions ci-après dans les affaires civiles et criminelles. Art. 2. Le nombre de citoyens qui devront entrer dans le ta

(1) Chez les Anglais la liste des jurés se fait tous les ans par un constable; elle est signée par le juge de paix : c'est dans cette liste que le shérif choisit ceux qui doivent décider les affaires dans les sessions. Une pareille méthode donne lieu à beaucoup d'embarras et à plusieurs récusations particulières. Pour être juré il faut payer une certaine somme: cette condition et d'autres qui doivent servir à garantir les lumières et la probité des jurés, seront rem

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