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de gros. Si le change est à cinquante-quatre, l'écu de trois livres vaudra cinquante-quatre gros; s'il est à soixante, il vaudra soixante gros; si l'argent est rare en France, l'écu de trois livres vaudra plus de gros; s'il est en abondance, il vaudra moins de gros.

Celte rareté ou cette abondance, d'où résulte la mutation du change, n'est pas la rareté ou l'abondance réelle; c'est une rareté ou une abondance relative: par exemple, quand la France a plus besoin d'avoir des fonds en Hollande que les Hollandais n'ont besoin d'en avoir en France, l'argent est appelé commun en France et rare en Hollande, et vice versa.

Supposons que le change avec la Hollande soit à cinquante-quatre. Si la France et la Hollande ne composoient qu'une ville, on feroit comme l'on fait quand on donne la monnoie d'un écu; le Français tireroit de sa poche trois livres, et le Hollandais tireroit de la sienne cinquante-quatre gros. Mais, comme il y a de la distance entre Paris et Amsterdam, il faut que celui qui me donne pour mon écu de trois livres cinquante-quatre gros qu'il a en Hollande, me donne une lettre de change de cinquante-quatre gros sur la Hollande. Il n'est plus ici question de cinquante-quatre gros, mais d'une lettre de cinquante-quatre gros. Ainsi, pour juger (1) de la rareté ou de l'abon

(1) Il y a beaucoup d'argent dans une place lorsqu'il y a plus d'argent que de papier ; il y en a pen lorsqu'il y a plus de papier que d'argent.

dance de l'argent, il faut savoir s'il y a en France plus de lettres de cinquante-quatre gros destinées pour la France, qu'il n'y a d'écus destinés pour la Hollande. S'il y a beaucoup de lettres offertes par les Hollandais, et peu d'écus offerts par les Français, l'argent est rare en France et commun en Hollande; et il faut que le change hausse, et que pour mon écu on me donne plus de cinquante-quatre gros, autrement je ne le donnerois pas, et vice versa.

On voit que les diverses opérations du change forment un compte de recette et de dépense qu'il faut toujours solder; et qu'un état qui doit ne s'acquitte pas plus avec les autres par le change qu'un particulier ne paie une dette en changeant de l'argent.

Je suppose qu'il n'y ait que trois états dans le monde, la France, l'Espagne, et la Hollande; que divers particuliers d'Espagne dussent en France la valeur de cent mille marcs d'argent, et que divers particuliers de France dussent en Espagne cent dix mille marcs, et que quelque circonstance fit que chacun, en Espagne et en France, voulût tout à coup retirer son argent: que feroient les opérations du change? Elles acquitteroient réciproquement ces deux nations de la somme de cent mille marcs: mais la France devroit toujours dix mille marcs en Espagne, et les Espagnols auroient toujours des lettres sur la France pour dix mille marcs,

et la France n'en auroit point du tout sur l'Espagne.

Que si la Hollande étoit dans un cas contraire avec la France, et que pour solde elle lui dût dix mille marcs, la France pourroit payer l'Espagne de deux manieres, ou en donnant à ses créanciers en Espagne des lettres sur ses débiteurs de Hollande pour dix mille marcs, ou bien en envoyant dix mille marcs d'argent en especes en Espagne.

Il suit de là que, quand un état a besoin de remettre une somme d'argent dans un autre pays, il est indifférent par la nature de la chose que l'on y voiture de l'argent, ou que l'on prenne des lettres de change. L'avantage de ces deux manieres de payer dépend uniquement des circonstances actuelles; il faudra voir ce qui dans ce moment donnera plus de gros en Hollande, ou l'argent porté en especes (1), ou une lettre sur la Hollande de pareille somme.

Lorsque même titre et même poids d'argent en France me rendent même poids et même titre d'argent en Hollande, on dit que le change est au pair. Dans l'état actuel des monnoies (2), le pair est à peu près à cinquante-quatre gros par écu: lorsque le change sera au-dessus de cinquante-quatre gros, on dira qu'il est haut; lorsqu'il sera au-dessous, on dira qu'il est bas. Pour savoir si, dans une certaine situation

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(1) Les frais de la voiture et de l'assurance déduits. —(2) En 1744.

du change, l'état gagne ou perd, il faut le considérer comme débiteur, comme créancier, comme vendeur, comme acheteur. Lorsque le change est plus bas que le pair, il perd comme débiteur, il gagne comme créancier; il perd comme acheteur, il gagne comme vendeur. On sent bien qu'il perd comme débiteur: par 'exemple, la France devant à la Hollande un certain nombre de gros, moins son écu vaudra de gros, plus il lui faudra d'écus pour payer; au contraire, si la France est créanciere d'un certain nombre de gros, moins chaque écu vaudra de gros, plus elle recevra d'écus. L'état perd encore comme acheteur; car il faut toujours le même nombre de gros pour acheter la même quantité de marchandises, et, lorsque le change baisse, chaque écu de France donne moins de gros. Par la même raison l'état gagne comme vendeur : je vends ma marchandise en Hollande le même nombre de gros que je la vendois; j'aurai donc plus d'écus en France lorsqu'avec cinquante gros je me procurerai un écu, que lorsqu'il m'en faudra cinquante-quatre pour avoir ce même écu : le contraire de tout ceci arrivera à l'autre état. Si la Hollande doit un certain nombre d'écus, elle gagnera; et, si on les lui doit, elle perdra; si elle vend, elle perdra; si elle achette, elle gagnera.

Il faut pourtant suivre ceci : lorsque le change est au-dessous du pair, par exemple, s'il est à cinquante au lieu d'être à cinquante

ESPR. DES LOIS. 3.

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quatre, il devroit arriver que la France, envoyant par le change cinquante-quatre mille écus en Hollande, n'acheteroit de marchandises que pour cinquante mille; et que d'un autre côté la Hollande, envoyant la valeur de cinquante mille écus en France, en acheteroit pour cinquante-quatre mille: ce qui feroit une différence de huit cinquante-quatriemes, c'està-dire de plus d'un septieme de perte pour la France; de sorte qu'il faudroit envoyer en Hollande un septieme de plus en argent ou en marchandises qu'on ne faisoit lorsque le change étoit au pair; et le mal augmentant toujours, parcequ'une pareille dette feroit encore diminuer le change, la France seroit à la fin ruinée. Il semble, dis-je, que cela devroit être; et cela n'est pas à cause du principe que j'ai déja établi ailleurs (1), qui est que les états tendent toujours à se mettre dans la balance, et à se procurer leur libération; ainsi ils n'empruntent qu'à proportion de ce qu'ils peuvent payer, et n'achetent qu'à mesure qu'ils vendent. Et, en prenant l'exemple ci-dessus, si le change tombe en France de cinquante-quatre à cinquante, le Hollandais qui achetoit des marchandises de France pour mille écus, et qui les payoit cinquante-quatre mille gros, ne les paieroit plus que cinquante mille, si le Français y vouloit consentir; mais la marchandise de France haussera insensiblement, le profit

(1) Voyez le livre XX, ch. XXI.

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