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tir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son pouvoir passent en d'autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne; et il n'ose guère la faire par ses lieute

nans.

Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les armes à la main; il est donc ordinairement conduit par la colère ou par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens y avoir moins d'étendue qu'ailleurs.

Un tel prince a tant de défauts, qu'il faudrait craindre d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, et l'on ignore l'état où il se trouve. Par bonheur les hommes sont tels dans ces pays, qu'ils n'ont besoin que d'un nom qui les

gouverne.

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Charles XII, étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suède, écrivit qu'il leur enverrait une de ses bottes pour les commander. Cette botte aurait gouverné comme un roi despotique.

Si le prince est prisonnier, il est censé être mort, et un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls; son successeur ne les ratifierait pas. En effet, comme il est les

lois, l'état et le prince, et que sitôt qu'il n'est plus le prince il n'est rien; s'il n'était pas censé mort, l'état serait détruit.

Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre I fut que les Moscovites dirent au visir qu'en Suède on avait mis un autre roi sur le trône (a).

La conservation de l'état n'est la conser que vation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale (1) ne fait point d'impression sur des esprits ignorans, orgueilleux et prévenus: et quant à l'enchaînement des évènemens, il ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses ressorts et ses lois, y doivent être très-bornés ; et le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil (b).

Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l'état avec ceux du serrail.

Un pareil état sera dans lameilleure situation (2) lorsqu'il pourra se regarder comme seul

(a) Suite de Puffendorff, Histoire universelle, au traité de la Suède, chap. X.

(1) M. d'Argenson, ministre de la guerre, écrivait aux intendans de Bourgogne et de Moulins : « Il faut se saisir, si l'on peut, de Mandrin, et au moins l'empêcher de venir à Paris. » (b) Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil d'état en Perse.

(2) Il n'est tolérable qu'alors que le despote craint ses voisins.

dans le monde, qu'il sera environné de déserts, et séparé des peuples qu'il appellera barbares. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu'il détruise une partie de lui-même.

Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité; mais ce n'est point une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper.

La force n'étant pas dans l'état, mais dans l'armée qui l'a fondé, il faudrait, pour défendre l'état, conserver cette armée; mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sûreté de l'état avec la sûreté de la personne?

Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme (1), qui lui est plus pesant qu'aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connaître les lois, on a instruit les peuples; mais il y a des causes particulières qui le ramèneront peut-être au malheur qu'il voudrait fuir.

Dans ces états, la religion a plus d'influence que dans aucun autre (2); elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans, c'est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince.

(1) C'est comme les hommes ordinaires qui voudraient jouir des avantages du vice et de la vertu à la fois.

(2) Elle en a beaucoup sur les ignorans.

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C'est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets, qui ne sont pas attachés à la gloire et à la grandeur de l'état par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion.

De tous les gouvernemens despotiques, il n'y en a point qui s'accable plus lui-même que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre et l'héritier de tous ses sujets : il en résulte toujours l'abandon de la culture des terres; et, si d'ailleurs le prince est marchand, tonte espèce d'industrie est ruinée.

Dans ces états on ne répare, on n'améliore rien (a); on ne bâtit de maisons que pour la vie; on ne fait point de fossés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de la terre; on ne lui rend rien; tout est en friche, tout est désert.

Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des fonds de terre et la succession des biens diminueront l'avarice et la cupidite des grands? Non; elles irriteront cette cupidité et cette avarice (1). On sera porté à faire mille vexations, parce qu'on ne croira avoir en propre que l'or ou l'argent qu'on pourra voler ou cacher.

Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l'avidité du prince soit modérée par quelque

(a) Voyez Ricaut, État de l'empire ottoman, p. 196. (1) Celui qui est propriétaire avec sûreté est naturellement généreux, parce qu'il compte sur l'avenir.

ESPRIT DES LOIS. T. I.

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coutume. Ainsi, en Turquie, le prince (1) se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions (a) des gens du peuple; mais le grand-seigneur donne la plupart des terres à sa milice, et en dispose à sa fantaisie; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l'empire; comme, lorsqu'un homme meurt sans enfans mâles, le grand-seigneur a la propriété, et que les filles n'ont que l'usufruit, il arrive que la plupart des biens de l'état sont possédés d'une manière précaire.

Par la loi de Bantam (b) le roi prend toute la succession, même la femme, les enfans et la maison. On est obligé, pour éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier les enfans à huit, neuf ou dix ans, et quelquefois plus jeunes, afin qu'ils ne se trouvent pas faire une malheureuse partie de la succession du père.

Dans les états où il n'y a point de lois fondamentales, la succession à l'empire ne saurait être fixe. La couronne y est élective par le prince, dans sa famille ou hors de sa famille. En vain serait-il établi que l'aîné succéderait; le prince en pourrait toujours choisir un autre. Le succes

(1) Il est plus modéré que beaucoup de souverains d'Europe.. (a) Voyez, sur les successions des Turcs, Lacédémone ancienne et moderne. Voyez aussi Ricaut, de l'Empire ottoman.

(b) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome I. La loi du Pégu est moins cruelle: si on a des enfans, le roi ne succède qu'aux deux tiers. Ibid. tome III, page 1.

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