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cequ'elle est un monument punique, qu'elle a été regardée comme fabuleuse; car les Romains conserverent leur haine contre les Carthaginois même après les avoir détruits. Mais ce ne fut que la victoire qui décida s'il falloit dire la foi punique ou la foi romaine.

Des modernes (1) ont suivi ce préjugé. Que sont devenues, disent-ils, les villes qu'Hannon nous décrit, et dont, même du temps de Pline, il ne restoit pas le moindre vestige? Le merveilleux seroit qu'il en fût resté. Etoit-ce Corinthe ou Athenes qu'Hannon alloit bâtir sur ces côtes? Il laissoit dans les endroits propres au commerce des familles carthaginoises, et à la hâte il les mettoit en sûreté contre les hommes sauvages et les bêtes féroces. Les calamités des Carthaginois firent cesser la navigation d'Afrique; il fallut bien que ces familles périssent, ou devinssent sauvages. Je dis plus, quand les ruines de ces villes subsisteroient encore, qui est-ce qui auroit été en faire la découverte dans les bois et dans les marais? On trouve pourtant dans Scylax et dans Polybe que les Carthaginois avoient de grands établissements sur ces côtes. Voilà les vestiges des villes d'Hannon; il n'y en a point d'autres, parcequ'à peine y en a-t-il d'autres de Carthage même.

Les Carthaginois étoient sur le chemin des

(1) M. Dodwel: voyez sa dissertation sur le Périple d'Hannon.

richesses; et, s'ils avoient été jusqu'au quatrieme degré de latitude nord et au quinzieme de longitude, ils auroient découvert la côte d'Or et les côtes voisines. Ils y auroient fait un commerce de toute autre importance que celui qu'on y fait aujourd'hui, que l'Amérique semble avoir avili les richesses de tous les autres pays: ils Ꭹ auroient trouvé des trésors qui ne pouvoient être enlevés par les Romains.

On a dit des choses bien surprenantes des richesses de l'Espagne. Si l'on en croit Aristote (1), les Phéniciens qui aborderent à Tartese y trouverent tant d'argent que leurs navires ne pouvoient le contenir, et ils firent faire de ce métal leurs plus vils ustensiles. Les Carthaginois, au rapport de Diodore (2), trouverent tant d'or et d'argent dans les Pyrénées, qu' 'ils en mirent aux ancres de leurs navires. Il ne faut point faire de fonds sur ces récits populaires; voici des faits précis.

On voit dans un fragment de Polybe, cité par Strabon (3), que les mines d'argent qui étoient à la source du Bétis, où quarante mille hommes étoient employés, donnoient au peuple romain vingt-cinq mille dragmes par jour : cela peut faire environ cinq millions de livres par an, à cinquante francs le marc. On appeloit les montagnes où étoient ces mines les montagnes d'argent (4); ce qui fait voir

que

(1) Des choses merveilleuses. --(2) Liv. VI.— (3) Liv. III.—(4) Mons argentarius.

c'étoit le Potosi de ces temps-là. Aujourd'hui les mines d'Hanovre n'ont pas le quart des ouvriers qu'on employoit dans celles d'Espagne, et elles donnent plus; mais les Romains n'ayant guere que des mines de cuivre, et peu de mines d'argent, et les Grecs ne connoissant que les mines d'Attique très peu riches, ils durent être étonnés de l'abondance de celles-là.

Dans la guerre pour la succession d'Espagne, un homme appelé le marquis de Rhodes, de qui on disoit qu'il s'étoit ruiné dans les mines d'or, et enrichi dans les hôpitaux (1), proposa à la cour de France d'ouvrir les mines des Pyrénées. Il cita les Tyriens, les Carthaginois, et les Romains. On lui permit de chercher; il chercha, il fouilla par-tout; il citoit toujours, et ne trouvoit rien.

Les Carthaginois, maîtres du commerce de l'or et de l'argent, voulurent l'être encore de celui du plomb et de l'étain. Ces métaux étoient voiturés par terre depuis les ports de la Gaule sur l'Océan jusqu'à ceux de la Méditerranée. Les Carthaginois voulurent les recevoir de la premiere main; ils envoyerent Himilcon pour former (2) des établissements dans les isles Cassitérides, qu'on croit être celles de Silley.

Ces voyages de la Bétique en Angleterre ont fait penser à quelques gens que les Carthaginois avoient la boussole: mais il est clair

(1) Il en avoit eu quelque part la direction.— (2) Voyez Festus Avienus.

qu'ils suivoient les côtes. Je n'en veux d'autre preuve que ce que dit Himilcon, qui demeura quatre mois à aller de l'embouchure du Bétis en Angleterre; outre que la fameuse (1) histoire de ce pilote carthaginois, qui, voyant venir un vaisseau romain, se fit échouer pour ne lui pas apprendre la route d'Angleterre (2), fait voir que ces vaisseaux étoient très près des côtes lorsqu'ils se rencontrerent.

Les anciens pourroient avoir fait des voyages de mer qui feroient penser qu'ils avoient la boussole, quoiqu'ils ne l'eussent pas. Si un pilote s'étoit éloigné des côtes, et que pendant son voyage il eût eu un temps serein, que la nuit il eût toujours vu une étoile polaire, et le jour le lever et le coucher du soleil, il est clair qu'il auroit pu se conduire comme on fait aujourd'hui par la boussole: mais ce seroit un cas fortuit, et non pas une navigation réglée.

On voit, dans le traité qui finit la premiere guerre punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l'empire de la mer, et Rome à garder celui de la terre. Hannon (3), dans la négociation avec les Romains, déclara qu'il ne souffriroit pas seulement qu'ils se lavassent les mains dans les mers de Sicile; il ne leur fut pas permis de naviguer au-delà

(1) Strabon, liv. III, sur la fin.—(2) Il en fut récompensé par le sénat de Carthage.—(3) TiteLive, supplément de Freinshemius, seconde décade, liv. VI.

du beau promontoire; il leur fut défendu (1) de trafiquer en Sicile (2), en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage: exception qui fait voir qu'on ne leur y préparoit pas un commerce avantageux.

Il y eut, dans les premiers temps, de grandes guerres entre Carthage et Marseille (3) au sujet de la pêche. Après la paix, ils firent concurremment le commerce d'économie. Marseille fut d'autant plus jalouse, qu'égalant sa rivale en industrie, elle lui étoit devenue inférieure en puissance: voilà la raison de cette grande fidélité pour les Romains. La guerre que ceux-ci firent contre les Carthaginois en Espagne fut une source de richesses pour Marseille, qui servoit d'entrepôt. La ruine de Carthage et de Corinthe augmenta encore la gloire de Marseille; et, sans les guerres civiles, où il falloit fermer les yeux et prendre un parti, elle auroit été heureuse sous la protection des Romains, qui n'avoient aucune jalousie de son

commerce.

CHAPITRE XII.

Isle de Délos. Mithridate.

CORINTHE ayant été détruite par les Romains, les marchands se retirerent à Délos : la religion et la vénération des peuples faisoient

(1) Polybe, liv. III.—(2) Dans la partie sujette aux Carthaginois.--(3) Justin, liv. XLIII, ch. V.

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