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des fantassins suisses, écossais, allemands, et aujourd'hui l'infanterie française compte parmi les meilleures. A ces faits pris au hasard je n'attache d'autre importance que de montrer ce que des influences diverses peuvent dans une nation, à plus forte raison entre nations. C'est ainsi que, tout en refusant d'admettre entre les races européennes des gradations spécifiques, on découvre un riche fonds de différences nationales, et sur ce fonds Shakspeare a travaillé.

Shakspeare n'a failli ni aux récits qui lui ont fourni Hamlet, ni à son propre génie, en traçant la figure du prince de Danemark, et on le sent bien vivement en passant d'Othello à Hamlet. M. O'Connell a étudié cet antique Teuton d'un œil perçant et sévère; il a mis en lumière de curieux détails, et celui qui aime ce qui est piquant admirera avec quel art, avec quelle passion, avec quelle profondeur parfois, par quels tours de force en d'autres cas, il tire de Shakspeare un portrait du Teuton, ou, pour mieux dire, de l'Anglais, qui n'en fait plus qu'un homme de commerce, de guerre, d'égoïsme brutal et d'intelligence pratique, mais fermée aux hautes conceptions qui savent organiser.

Je note en passant certains points, essentiels à mon gré, et sur lesquels je diffère avec M. O'Connell; je les note dans un esprit de controverse philosophique qui croit devoir au lecteur les motifs de discordance comme ceux de concordance. « Le Teuton, dit M. O'Connell, << portant, ce semble, le monde de ses intérêts avec <«<lui-même, et ne se souciant du monde extérieur que << comme subordonné à ces intérêts, est l'homme destiné « à la progression physique et au cheminement, l'homme << des colonisations, des affaires et du commerce; mais, << par une autre conséquence de cette direction tout « externe, il est aussi l'homme des causes finales, car,

<«< comme tous les hommes, il supplée au côté faible de << son intelligence en supposant une intervention de la « Divinité, qui pourvoit. » Il est certain qu'il n'y a pas longtemps encore les livres anglais étaient infestés de cette puérile manie de la finalité: témoin ce savant anglais qui, décrivant les dents longues et tranchantes d'un saurien antédiluvien, louait la bienveillance de la Providence de l'avoir ainsi armé, et oubliait, en faveur du mangeur, les intérêts et les souffrances des mangés. Toutefois cela est propre non à une nation, mais à un état théologique de l'esprit pendant certaines périodes. Nous-mêmes, nous n'avons pas manqué de ces théologies où l'ordre du monde est conçu non comme un ensemble de conditions immanentes, mais comme un ensemble d'opérations explicables par leur but. Les anciens, dès que le monothéisme philosophique commença de luire à leurs yeux, abondèrent en ces interprétations; le Grec Galien en fit la base de son grand traité de l'usage des parties du corps humain. Les causes finales sont une phase que traversent la science et la philosophie, et non un terme au delà duquel certaines nations ne peuvent s'élever.

Enfin viennent Macbeth et les Celtes: Macbeth, prince des Gaëls d'Écosse, qui parlent encore le vieil idiome celtique; les Celtes, cette race qui, suivant M. O'Connell, réunissant la maîtresse faculté des deux autres, se trouve portée sur un plan plus élevé. Voici comment il la caractérise: « Dans l'intelligence, prédominance « de la faculté raisonnante, en tant qu'opposée aux « tendances réflectives et perceptives, ou, dans le lan« gage de la méthode, contrôle et complément de l'in<«<duction et de l'analyse par le moyen de la synthèse. «La conduite est raisonnée, circonspecte, systéma«tique. En moralité, la conséquence de l'acte, c'est

« à-dire la conformité de l'acte avec les prémisses, a « plus de poids que les motifs dictés par la conscience, <«< comme chez les Teutons, ou le but poursuivi, comme « chez les Italiens; car la raison, venant enfin à con<< naître que les impulsions de l'homme ou ses desseins « n'ont pas le pouvoir d'altérer l'ordre de l'univers, « se résigne à étudier et à suivre cet ordre naturel « à travers un tissu de rapports où tout est gradation « conséquente. Dans la spéculation, cette race doit être « méthodique, organisatrice, par opposition à celles qui « ne savent qu'accumuler ou explorer, et, au point de « vue théologique, opposer la fixité des institutions à << la turbulence du prophétisme et à la torpeur de la « théocratie, ou, en termes concrets, le calvinisme et « le gallicanisme aux extrêmes contraires du roma<< nisme et du protestantisme. Les manières doivent être « à la fois dignes, courtoises et cordiales, en tant que « procédant d'un tempérament où l'excellence du sys« tème nerveux a relevé la servilité du tissu cellulaire « et la rudesse du système vasculaire. Finalement, les << tendances sont non pas, comme dans Hamlet, tour«nées en dedans et individuelles, non pas, comme « dans lago, tournées vers des passions et des intérêts « de famille, mais dirigées vers la circonférence, expan«sives, généreuses, magnanimes, en un mot sociales. « Ces qualités, ainsi que dans les autres races, ont leurs « vices, où elles tombent. Celle du raisonnement mène « à une réserve débilitante, à une timidité dans les en«treprises nouvelles ou importantes qui provient de « la faculté de se représenter d'avance toutes les éven«tualités. Dans la morale, l'esprit de conséquence de« vient une sorte de callosité à l'égard de toute cruauté « qui est impliquée dans la logique de la situation. « Regardant principalement aux moyens qui sont l'ob

«< jet de la raison, non aux motifs, comme dans la con« science, ni au but, comme dans la religion, l'homme « de raisonnement peut, une fois lancé, être poussé de « crime en crime, sans malveillance de dessein, sans « cruauté de caractère, mais simplement par obéissance « aux exigences commandant la conséquence avec ce « qui est fait et la consommation de ce qui est conçu. « Le côté faible de la philosophie est une indifférence « pour les suggestions des sentiments et des supersti«tions du genre humain, indifférence inspirée par une « confiance prématurée en la suffisance de la raison, « ou, si l'on veut, ce sera un excès de théorie qui n'est << pas appuyé sur les faits et les traditions appartenant « aux autres races. Quant aux manières, le défaut se << manifeste de deux façons: être trop accessible aux «< impressions de la société, ce qui rend inconstant, et « faire perversement des qualités qui ornent l'homme « un masque de dissimulation. La manie de la socia«bilité atteint son extrême, quand, revêtant cette forme « d'ambition qui n'est ni avidité brutale ni aveugle do«mination, elle devient ce qui a été si bien décrit «< comme la dernière infirmité des nobles âmes, un « désir de gagner l'approbation ou même un souci du « monde tel qu'on sacrifie les droits privés à la consi« dération collective. >>

Ce portrait celtique, où des traits irlandais se remarquent, est cependant surtout français. Mais, au fond, il reste celtique, puisque nous sommes les descendants des Gaulois et leurs héritiers pour ce pays que baignent l'Océan et la Méditerranée, et que bornent les Pyrénées, les Alpes et une frontière ambiguë dans les plaines belgiques. Autrefois cette lisière était Gaule aussi; mais depuis longtemps des tribus germaniques s'y sont établies et y ont gardé leur idiome teuton,

tandis que les Gaulois se laissèrent modifier par l'influence de Rome au point d'échanger leur langue pour le latin effacement si complet que ce fut une tâche laborieuse pour l'érudition de démontrer que la langue des Gaules était de même famille que le celtique de Basse-Bretagne, du pays de Galles, d'Écosse et d'Irlande; effacement enfin qui serait très-surprenant, si le même phénomène ne s'était produit aussi en Espagne pour l'ibérien, en Italie pour l'étrusque.

Je recommande aux lecteurs de cet ouvrage le chapitre de Macbeth et des Celtes; certainement, quelque restriction qu'ils apportent aux vues de M. O'Connell, ils en retireront le profit d'avoir envisagé Shakspeare sous un jour nouveau, et pénétré plus avant dans les sources de son génie. Je parle également aux lecteurs anglais et aux lecteurs français; seulement, pour goûter ce qu'il y a de neuf et de profond, l'un devra impartialement s'élever au-dessus de la rigueur avec laquelle tout ce qui est anglais est traité, et l'autre au-dessus de la faveur avec laquelle est traité tout ce qui est français. Voyez en effet quelles atténuations on apporte à nos mauvaises actions, et sous quelles grandes qualités on voile nos mauvais côtés. L'esprit routinier qui nous arrête n'est plus qu'une raison étendue qui aperçoit de loin et au loin les éventualités; les odieuses cruautés qui souillent notre histoire ne sont qu'une logique rigoureuse qui passe de la conception au résultat. Voyez aussi comme ce qui, selon moi, appartient à la date est attribué absolument à la race, je veux dire la rationalité qui caractérise la révolution française. Certes, si cette révolution, au lieu d'éclater en 1789, eût éclaté en 1640 comme la révolution anglaise, non-seulement elle n'eût pas été philosophique et axiomatique comme elle a été, mais encore elle ne pouvait,

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