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TRADUCTION

DE QUELQUES

POÉSIES DE SCHILLER

J'ai choisi, parmi les Gedichte du grand poëte, un petit nombre de pièces qui m'ont paru présenter toutes les difficultés de la pensée et de la langue allemandes. C'est à ce titre, et aussi en raison de leur beauté véritable, que je voulus, jeune alors et entreprenant dans le silence du cabinet, mettre ces pièces en vers français. La lutte est difficile entre deux idiomes dont les qualités sont si différentes, et deux poésies dont les intonations s'accordent si peu. Pourtant ma traduction est littérale et fidèle; et, en la reprenant après beaucoup d'années, j'en juge ainsi encore aujourd'hui. C'est donc comme échantillon de littérature comparée et de difficulté sinon vaincue, au moins sérieusement abordée, que je place mes traductions sous les yeux du lecteur.

XVIII

RÉSIGNATION

Je fus aussi, je fus pasteur en l'Arcadie;
Et la nature, à mon berceau,

Me promit des plaisirs pour cette courte vie;
Je fus aussi, je fus pasteur en l'Arcadie,

Et dans les pleurs je descends au tombeau.

Les ans n'ont qu'une fois des roses printanières;
Et les ans n'en ont plus pour moi.
L'irrésistible dieu, pleurez, pleurez, mes frères,
A renversé ma torche; et les ombres légères
Fuient sans retour et me manquent de foi.

Je suis déjà voisin de la borne dernière,
O redoutable éternité;

Le plein pouvoir que j'eus au bonheur sur la terre,
Je te le rends; du sceau, vois, l'empreinte est entière :
Je ne sais rien de la félicité.

A ton trône aujourd'hui j'apporte ma souffrance,
Juge voilé, juge lointain.

Sur la terre c'était le bruit et l'espérance,
Que tu tenais en main l'équitable balance
Qui des mortels compensait le destin.

Là, dit-on, des terreurs attendent le coupable;
Et le juste sera bénit.

Tu sonderas des cœurs l'abîme impénétrable,
Du monde expliqueras l'énigme redoutable,
Et tiendras compte à celui qui souffrit.

C'est là que trouve enfin l'exilé sa patrie,
Son foyer le déshérité.

De peu d'hommes connue, et de bien moins suivie,
Une fille des dieux allait guidant ma vie;
On me disait : « Son nom est Vérité.

<< Tout te sera payé par delà cette terre, << Tout... Donne-moi tes jeunes ans.

« Il faut dans ma promesse avoir croyance entière. » J'eus foi dans la promesse et dans une autre terre, Et je donnai ce qu'avait mon printemps.

« Donne, donne la femme, objet de ta tendresse, « Le plus aimé de tous tes biens;

«Tes pleurs seront comptés; va, crois-en la promesse.» De mon cœur déchiré j'arrachai ma maîtresse, En sanglotant je rompis mes liens.

« Ton billet est payable à la tombe lointaine, « Me dit le monde en ricanant.

<< Ah! vendue aux tyrans pour forger notre chaîne, « La menteuse qu'elle est te donne une ombre vaine. « Où seras-tu, l'échéance venant? »

Autour de moi sifflaient des langues de vipère :

« Quoi! devant de vieilles erreurs

<< Tu trembles, faible esprit! tes dieux, dans leur mystère, << Que sont-ils qu'un emprunt de la terre à la terre, « D'un monde enfant provisoires tuteurs?

« Qu'est donc cet avenir que la tombe recèle, « Et ton grand mot d'éternité?

« Un prestige pompeux sans substance réelle, « Un spectre que grossit un miroir infidèle,

<< Crainte ou remords en un cœur tourmenté;

<< De la vie et du temps une menteuse image, « Une momie, en vérité,

«Que la main de l'espoir, alchimiste peu sage, « Embaume dans le fond du tombeau de chaque âge, « Voilà, rêveur, ton immortalité!

<< Interroge la mort... Ah! pour de l'espérance
« Tu délaissas des biens certains;

« La mort a six mille ans maintenu son silence;
« Jamais, pour annoncer le juge et sa balance,
« Vint-il un mort des antres souterrains? >>

Je vis le temps, coulant vers la lointaine rive,
Faner sans retour à mes yeux
Ce qui s'était paré d'une fleur fugitive;
Aucun mort ne rompit le ban qui le captive;

Et moi j'eus foi dans le serment des dieux.

De tout, juge éternel, je t'ai fait sacrifice;
Je me prosterne devant toi;

Du monde j'ai bravé le rire et le caprice;
Je n'ai connu jamais que ta haute justice,
Tiens ta parole et récompense-moi.

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