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XVII

PHIDIAS

SA VIE ET SES OUVRAGES

PAR

LOUIS DE RONCHAUD

Paris, GIDE, libraire-éditeur.

Il est naturel que les morts fassent place aux vivants, et que les vieux monuments disparaissent pour laisser les nouveaux s'élever. Pourtant, dans ce renouvellement qui est nécessairement une destruction, il est regrettable que l'intelligence humaine, touchée, comme aujourd'hui, du respect des belles choses, n'ait pas fait un choix parmi ces reliques, et que des chefsd'œuvre qui auraient dû être immortels aient obscurément péri sous des mains quelquefois sacriléges et violentes, le plus souvent barbares et grossières. La Minerve qui remplissait de sa beauté le Parthénon, le Jupiter d'Olympie dans lequel Homère aurait reconnu la majesté de ses vers, et tant d'autres ouvrages de Phidias sont anéantis sans qu'aucune trace en subsiste; et de ce maître du marbre et de l'ivoire à qui la Grèce ne donnait pas d'égal, nous ne possédons que des débris tombés ou arrachés d'un des frontons du Parthénon.

« Et cependant, dit M. de Ronchaud, quelle beauté

1. Journal des Savants, octobre 1866.

respire dans ces ruines de la beauté! Nulle part on « ne sent mieux la puissance de l'art et du génie que « devant ces débris, d'où rien n'a pu effacer l'em« preinte de la main qui s'y est posée autrefois, pour << leur donner la vie avec la forme. La forme a été «< brisée, mais la vie éclate encore dans ces restes « épars. Sur cette création, à moitié rentrée dans le «< chaos d'où le génie l'avait fait sortir, plane encore le << souffle qui l'avait autrefois suscitée; il semble même « par moments qu'on va la voir de nouveau surgir « dans sa glorieuse intégrité. Mais bientôt on s'aperçoit «< combien l'imagination est impuissante à restaurer des « chefs-d'œuvre de l'art antique. Le regret de l'irrépa<< rable, l'attrait d'un problème insoluble, ajoutent alors « pour nous, à la beauté de ces statues, le seul charme « qui leur ait manqué dans le temps de leur gloire, la « poésie du mystère et de l'infini. Le sentiment qu'elles «<font naître tient à la fois de la tendresse et de l'ad« miration pour la beauté humaine, de l'enthousiasme « pour le génie, du respect de l'antiquité, de la tris<< tesse qui s'attache aux ruines, de la curiosité pour « une énigme et de l'inquiétude d'un désir irréali<< sable. >>>

La nature, artiste infatigable, parmi la foule des types vulgaires jette des types d'une éminence singulière et merveilleuse; mais, artiste indifférente, elle n'a aucun souci de ses œuvres les plus heureuses; et, navré de cette indifférence, le poëte s'écrie que « les plus << belles choses ont le pire destin. » Qui n'est tenté de répéter ce cri de reproche à propos des sublimes créations de marbre et de bronze auxquelles le génie promettait une impérissable jeunesse, et qui pourtant se sont trouvées aussi frêles que la frêle beauté dont quelques vers ont gardé le doux souvenir?

Laissons ces regrets qui, sans rien changer aux destins inflexibles, élèvent l'homme en lui apprenant à la fois à se résigner à son sort et à en être touché. Phidias fut l'ami de Périclès, au moment où Athènes brillait de l'éclat de la liberté, des victoires, des arts, des lettres, de la philosophie; et pourtant il ne nous reste sur lui que les plus maigres renseignements. Mais, à une époque où le papyrus n'était pas fort commun, où le parchemin n'avait pas encore été inventé, où les livres étaient rares, où l'on gravait sur la pierre les documents officiels pour les conserver, il n'est pas fort étonnant que les souvenirs se soient évanouis ou réduits à peu de chose. Du moins il ne paraît pas que la seconde antiquité (je donne ce nom aux temps qui suivirent la fondation d'Alexandrie et de son école) ait été en état d'écrire une histoire authentique de Phidias. C'est ce qui résulte de la comparaison des dires de l'historien Philochore et de Plutarque. Dès cette époque les traditions étaient chétives et brouillées.

Aussi est-ce avec une vraie satisfaction qu'on en revient aux paroles d'un de ses illustres contemporains, Aristophane. Là du moins, si l'on ne trouve pas une biographie, on trouve les vives impressions d'un homme qui l'avait connu et qui le regrettait. C'est par une phrase voilée et touchante qu'il rappelle le malheureux sort de l'artiste : páĝuç zaxos, il finit mal. « La paix a disparu avec lui, » dit-il. « Elle était « donc sa parente, » demande un personnage. --(( Elle << l'était sans doute par sa beauté, » répond le chœur. Ainsi le grand comique déplorait qu'avec Phidias deux divinités eussent fui : la paix et la beauté.

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On en voulait à Périclès, qui depuis longtemps gouvernait la république, et on l'attaquait dans ses amis. Est-ce pour cela qu'il avança l'heure de cette grande

guerre qui est connue dans l'histoire sous le nom de guerre du Péloponèse? Dans tous les cas, il l'avança seulement, et, comme dit Plutarque; «< il enflamma ce qui <«< ne faisait encore que fumer. » On le vit bien, quand, lui mort, ce qui ne tarda pas beaucoup, la tranquillité ne revint pas; après le succès de Sphactérie où, à l'étonnement de toute la Grèce, quatre cents Spartiates se rendirent prisonniers, les Athéniens refusèrent la paix à Lacédémone qui la demanda.

On en voulait à Périclès, et on attaqua Phidias. D'abord on l'accusa d'avoir volé une partie de l'or qui lui avait été remis pour la statue de Minerve. Mais Phidias, en commençant l'ouvrage, avait, sur le conseil de Périclès, travaillé et placé l'or de façon à l'enlever entièrement et à le peser. On le pesa en effet; le poids de l'or se retrouva, et l'ignoble accusation de vol fut écartée. Il échappa pour cette fois; mais, à une autre, on saisit une arme plus redoutable, et il fut accusé de sacrilége pour avoir placé son propre portrait et celui de Périclès sur la statue. Un sacrilége ne se pèse pas dans la balance comme l'or d'une statue; les Athéniens ne toléraient pas ce qu'on pourrait appeler les libres penseurs du paganisme, si tant est qu'il faille ranger Phidias parmi eux, et l'artiste fut jeté en prison. Il y mourut.

C'est là le récit de Plutarque; autre est le récit de Philochore. Suivant cet historien, Phidias, accusé d'avoir volé l'or des dragons de la Minerve chryséléphantine, fut condamné à l'exil; il se retira à Élis, où, chargé de faire le Jupiter Olympien, il résida sept ans; mais, condamné pour vol, il fut mis à mort par les Éléens. On trouvait dans la Rhétorique d'un certain Apsinas, mentionné par les Scholies de la comédie de la Paix, un thème d'exercice fondé sur ce prétendu vol commis

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par Phidias à Élis : « Soit Phidias, y est-il dit, torturé « et condamné à mort pour s'être approprié l'or du << Jupiter Olympien. J'ai montré qu'il ne l'a pas dérobé, « et, l'eût-il dérobé, il était voleur et non sacrilége; « eût-il été sacrilége, il fallait le juger auparavant, non « le torturer tout d'abord; en outre, s'il devait être « jugé, c'était par les Athéniens. »>

Ces deux récits sont très-dissemblables. M. de Ronchaud se demande si on ne pourrait pas les concilier, en admettant que d'abord l'artiste fut accusé d'avoir dérobé l'or de la Minerve; qu'absous cette fois, mais effrayé, il se retira à Élis, où il fit le Jupiter Olympien, et que, sept ans après, car c'est l'espace de temps que Philochore assigne à son séjour à Élis, il revint à Athènes, où, de nouveau accusé, il fut condamné, Je ne puis accepter cet essai de conciliation. Les deux historiens se contredisent: l'un le fait mourir à Élis, l'autre à Athènes, et, dans l'ignorance des documents sur lesquels ils s'appuyaient, nous n'avons aucune raison d'accorder la préférence à l'un sur l'autre. En cas de ce genre, la règle incontestable de la critique est qu'on ne peut donner foi complète qu'à des témoignages contemporains ou remontant par une tradition assurée jusqu'aux contemporains. A leur défaut, les récits demeurent toujours frappés d'un certain doute, qui croît beaucoup quand ils ne concordent pas.

Sur les malheurs de Phidias, nous n'avons qu'un témoignage contemporain, insuffisant sans doute, mais du moins assuré; c'est Aristophane. Pour les désigner, le poëte se sert, je viens de le noter, d'une expression vague (pάaç xaxaç); ce peut être la ruine, l'exil, la mort. Mais, quand il dit que la paix disparut avec l'artiste et qu'on voit que l'artiste ne reparut pas plus que la paix, on conclura avec une probabilité bien

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