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c'est des bords du Gange qu'est venue dans l'Occident cette simple et belle numération décimale dont nous nous servons, et qui a manqué aux grands mathématiciens de la Grèce.

Au milieu de toutes ces richesses, une singularité frappe c'est que la littérature sanscrite n'a encore offert à la curiosité européenne aucune histoire proprement dite. Les événements des temps passés ou bien sont transformés par les Brahmanes en récits mythologiques, ou bien se perdent et s'évanouissent de la mémoire des hommes. Aussi cette absence de documents historiques laisse les savants européens dans le plus grand doute sur tout ce qui concerne l'antiquité que s'attribuent les Indiens; et quelques critiques, profitant de l'inconsistance de l'histoire indienne de l'Inde, en ont reporté l'origine réelle vers le neuvième ou dixième siècle de l'ère chrétienne. Mais tout s'oppose à ce qu'on adopte une date si moderne. Voici quelques-uns des faits essentiels à cette discussion.

Les Védas, qui sont le livre sacré de l'Inde, en sont aussi le plus ancien monument littéraire. Ils appartiennent indubitablement à une haute antiquité; mais cette antiquité n'est pas datée. Seulement, le système religieux qui y est lié fut l'objet d'une réformation de la part de Bouddha, dont la date est mise, avec beaucoup de probabilité, par des documents de l'île de Ceylan, au sixième siècle avant Jésus-Christ. Dans tous les cas, un point fixe est donné par un synchronisme certain entre le roi Xandracottos (en sanscrit, Chandragupta) et les premiers rois grecs de l'Asie en deçà de l'Indus, successeurs d'Alexandre. Ils eurent des relations avec lui, et ne transcrivirent pas trop mal son nom en grec. Ce synchronisme est d'une grande importance. Grâce à lui, on peut déterminer la place de plusieurs

puissants princes bouddhistes longtemps avant l'ère chrétienne. Les bouddhistes, après avoir longtemps vécu en paix à côté des Brahmanes, furent expulsés de l'Inde à la suite d'une guerre très-sanglante. On manque, il est vrai, de la date précise de ces persécutions religieuses; mais M. Wilson, dans la préface de son dictionnaire sanscrit, a prouvé qu'elles devaient être placées du troisième au septième siècle de l'ère vulgaire, c'est-àdire longtemps avant l'époque où quelques critiques veulent faire descendre les débuts de la civilisation indienne. Dans cette chaîne des temps et en confirmation, on remarquera qu'au deuxième siècle de l'ère chrétienne le bouddhisme était encore tranquille dans l'Inde; car Porphyre nous en parle à propos d'un ambassadeur indien qui parut à la cour de l'empereur Antonin.

Alexandre ne pénétra pas dans l'Inde proprement dite; mais il en ouvrit la porte, et quelques-uns de ses successeurs eurent des rapports très-suivis avec les Indiens. Mégasthène, ambassadeur de Séleucus, avait résidé plusieurs années à la cour d'un roi puissant sur les bords du Gange. Or, tous les mots indiens conservés par les anciens nous montrent la langue sanscrite aussi bien formée, aussi savamment construite qu'elle l'est aujourd'hui dans les livres. Elle était donc dès lors grammaticalement fixée, ainsi que le prétendent les Indiens.

Cet ensemble de renseignements témoigne qu'à une époque fort ancienne, mais dont il n'est pas possible de fixer exactement les limites, a régné dans l'Inde une culture religieuse et littéraire, fort digne d'intérêt. Le point culminant en répond aux temps des successeurs d'Alexandre jusqu'à l'ère chrétienne et audelà. Les Indiens reportent l'âge d'or de leur littéra

ture à un prince nommé Vricamaditya, qu'ils mettent cinquante-six ans avant Jésus-Christ, c'est-à-dire à peu près contemporain d'Auguste. Bien que cetie date n'ait pu encore être reconnue irréfragablement par la critique européenne, du moins elle est très-probable; car elle s'accorde parfaitement avec tout le développement, établi d'ailleurs, de la culture indienne.

A la religion, à la langue, à la littérature, se joignent, comme en Égypte, des monuments d'architecture d'un caractère singulier, pour démontrer l'antiquité des arts dans l'Inde. On y trouve un système de construction qui n'a son analogue ni sur les bords du Nil, ni dans la Grèce. Les Indiens, à une époque qu'il est impossible de déterminer, se sont complu à creuser leurs temples dans le roc. On comprend les difficultés d'un pareil travail temple, statues, colonnes, ornements, toit, pavé, tout est d'un seul bloc. Il a fallu que l'ingénieur chargé de ces étonnants travaux calculât son plan comme le fait un mineur, pour désigner tout ce que le marteau ne devait pas faire sauter, et pour que le plafond de son immense construction ne s'abîmât pas sur sa tête. Hérodote, revenu de son voyage en Egypte, disait à ses concitoyens assemblés pour entendre la lecture de son histoire : « Si l'on faisait la << revue et le calcul des constructions de la Grèce, tout « cela n'équivaudrait ni au travail, ni à la dépense du << seul labyrinthe égyptien. » Il en aurait certainement dit autant des grottes d'Ellora ou d'Éléphantine. Depuis longtemps, les Indiens ne construisent plus rien de semblable.

L'étude du sanscrit a fait de très-grands et très-rapides progrès en Occident. Elle compte un grand nombre d'adeptes; en raison des affinités avec les langues classiques, elle sortira du cercle de l'érudition proprement

dite, et sera regardée par les hommes qui cultivent les littératures grecque et latine, comme un complément nécessaire. M. Pauthier a donc été utile, en traduisant en français les excellents Essais de M. Colebrooke. La philosophie occupe une très-grande place dans la littérature indienne, et la poésie même en est toute imprégnée. L'intelligence des auteurs sanscrits n'est donc complète qu'à l'aide de l'intelligence des systèmes philosophiques. Or, ces systèmes sont très-nombreux et très-subtils. L'esprit humain a passé, sur les bords du Gange, par les mêmes phases que dans notre Occident le spiritualisme, le matérialisme, le panthéisme, des catégories semblables à celles d'Aristote, la théorie corpusculaire, tout cela se trouve dans les différentes philosophies de l'Inde. Aussi la publication de M. Pauthier est d'un grand intérêt pour celui qui, même sans être orientaliste, recherche l'histoire et la filiation des doctrines philosophiques. La légende grecque fait voyager Pythagore dans l'Inde et en rapporter la transmigration des âmes, transmigration que nous retrouvons encore aujourd'hui dans les livres sanscrits.

Cette ancienne philosophie, cette ancienne langue, qui nous mènent loin en arrière dans l'espace des temps écoulés, viennent seulement de nous être révélées; et toutes les questions sur les rapports et le mouvement des populations antiques, ou ont reçu une clarté nouvelle, ou ont été déplacées. Le système chronologique que l'on suit ordinairement est trop étroit pour qu'en son cadre puissent se ranger des phases et des évolutions si lentes. Le vieil Homère compare les races humaines aux feuilles des forêts que le vent disperse dans l'arrière-saison. Les poëtes brahmaniques se complaisent à représenter la vie comme une goutte de rosée qui brille sur une mobile feuille de lotus, et qui se dessèche

en un moment. Combien de ces feuilles, de ces gouttes de rosée, générations perdues dans le gouffre des âges, ont passé, sans laisser de traces, avant le commencement de nos histoires! Et cependant ce passé n'est pas sans limites; car il fut un temps où la terre, imprégnée d'une grande chaleur, ne pouvait nourrir d'animaux ; il fut un autre temps où elle portait des palæothériums ou de gigantesques sauriens, qui n'ont jamais été les compagnons de l'homme. C'est après ces divers enfantements qu'il faut placer la naissance des sociétés humaines et la formation de leurs langages.

Depuis l'invasion musulmane, dans le dixième siècle, l'Inde n'a plus fait que déchoir; et, quoique conservant toujours ses mœurs et sa religion, elle a vu ses villes et ses champs occupés tour à tour par les musulmans et les chrétiens. Aujourd'hui les Anglais y règnent; étrangers, ils exploitent l'Inde à leur profit. Cependant leur empire, depuis qu'il est consolidé et incontesté, a des avantages pour les Indiens; et ces avantages dépassent même, pour le moment, les inconvénients de l'occupation étrangère. Ayant abattu tous les princes indigènes, qui guerroyaient sans cesse entre eux, ils font régner dans la presqu'île entière une tranquillité qui y était bien rare jadis. Pline, admirant une pareille tranquillité donnée par Rome aux provinces conquises, vantait, en son éloquent langage, l'immense majesté de la paix romaine.

Dans un espace presque aussi grand que l'empire des Césars, les Anglais ont établi cette même paix, et, avec elle, ils ont introduit un ordre plus régulier, une justice moins capricieuse et plus de respect pour la vie des hommes qu'on n'en trouve sous le régime des monarques orientaux. Les idées de la civilisation européenne ont pénétré avec eux; les sacrifices des femines

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