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même du sujet et des éléments qu'il renfermait. Un gentilhomme tout confit en la lecture des extravagants romans de chevalerie était un fou; mais en même temps la chevalerie avait le renom de l'honneur et du dévouement. Ces deux conditions s'imposèrent ensemble au génie de Cervantès; et il enfanta ce type merveilleux où l'hallucination et la raison se croisent toujours, sans se nuire jamais.

VII

SCHILLER ET D'AUBIGNÉ1

On se demandera peut-être ce qu'ont de commun un grand poëte de l'Allemagne et un vieil historien français assez peu connu, quoique fort digne de l'être. Rien sans doute dans leur vie, dans leurs aventures, dans leurs ouvrages, rien qu'une scène dramatique entre une femme et son mari, scène d'initiative intrépide de la part de la femme et d'acquiescement résolu de la part du mari, scène enfin que d'Aubigné raconte comme réelle, et que Schiller met comme inventée dans une de ses tragédies. Que l'Allemand en ait emprunté l'idée au Français, c'est sur quoi je reviendrai un peu plus loin. En tout cas, le fait de la rencontre du poëte avec l'historien existe. Peut-être croira-t-on permis de supposer que la vraie poésie a le don de deviner la force et la grandeur de la nature humaine, et que cette confidente des hautes pensées et des pobles sentiments trouve, de son côté, et indépendamment du réel, les actions et les scènes du drame de la vie. Mais, avant de s'engager dans les conjectures sur ce qu'a fait ou n'a pas fait l'imagination poétique, il importe d'examiner les textes, et de comparer, dans le rapprochement de la réalité et de la fiction, les situations et les caractères. Guillaume Tell est, à mon gré, le plus bel ouvrage du

1. Gazette Littéraire, revue française et étrangère de la littérature, des sciences, des beaux-arts, etc., no du 25 mars 1830.

poëte allemand. C'est là qu'on voit la tragédie historique se développer dans toute sa grandeur et sa magnificence. Le premier acte est destiné à peindre l'oppression qui pèse sur la Suisse, les ressentiments qui s'amassent dans les cœurs, et les menaces d'une prochaine explosion. Un de ceux qui sont les plus affligés des maux de la patrie, c'est un paysan suisse, Werner. Sa femme a compris ses chagrins, et c'est elle qui va le décider à une résolution hardie et généreuse. Après quelques propos où elle lui rappelle les dangers qui le menacent, elle lui adresse ces paroles que les vers qui suivent traduisent fidèlement,

GERTRUDE.

Écoute mon conseil. Tu sais combien chez nous,

Ici, dans Schwytz, les gens de bien se plaignent tous
Des fureurs de Gesler avide et sanguinaire.

Ne doute pas non plus que là-bas, en la terre
D'Underwald et d'Uri, le peuple ne soit las
De supporter un joug qui ne s'allège pas..
Comme Gesler nous tient sous sa main violente,
Landberg, sans plus de frein, tyrannise et tourmente
Ceux d'au-delà du lac, sur l'autre bord de l'eau;
Et nous ne voyons plus arriver un bateau

Qui n'apporte avec lui le bruit de nouveaux crimes
Et les gémissements de nouvelles victimes.
Partant il serait bon que quelques gens de cœur
Tinssent conseil entre eux dans le commun malheur,
Avisant à briser un joug insupportable.

Et Dieu, crois-moi, Werner, vous sera secourable.
Dieu ne délaisse pas le plus juste parti;
Dans Uri n'as-tu pas quelque sincère ami
A qui tu peux t'ouvrir en toute confiance?

WERNER.

J'y connais bien des gens de rang et d'importance,
Bien des gens résolus, d'un cœur vaillant et droit,
Qui me sont attachés par un lien étroit.....

(Il se lève.)

De pensers périlleux, ô femme, quel orage
Dans mon sein calme encore éveille ton langage!
Tu retournes mon cœur et le mets sous mes yeux.
Ce que je n'osais voir en ce fond ténébreux,
Ta langue hardiment l'apporte à mes oreilles!
As-tu bien entrevu ce que tu me conseilles?
C'est la guerre sauvage et le bruit du clairon
Que tu veux appeler dans cet heureux vallon.
Nous, peuple de pasteurs, nous sans force aguerrie,
Braver le roi du monde et sa chevalerie!

Qu'attend-il? un semblant, par quoi lui soit permis
De làcher sans pitié sur ce pauvre pays

Des farouches soldats la horde meurtrière,
D'exercer en vainqueur l'affreux droit de la guerre,
Et briser, sous couleur de justes châtiments,
De notre liberté les anciens monuments.

GERTRUDE.

Vous savez manier la hache et l'arbalète,

Et pour l'homme vaillant l'aide du ciel est prête.

WERNER.

Gertrude, que la guerre autour d'elle a d'horreurs! Elle tue à la fois et troupeaux et pasteurs.

GERTRUDE.

Ce que le ciel envoie, il faut qu'on le subisse;
Nul noble cœur ne doit supporter l'injustice.

WERNER.

De ta neuve maison l'aspect te réjouit;
La guerre, sans merci, la brûle et la détruit.

GERTRUDE.

Si je savais mon âme à ces biens asservie,
Moi-même je voudrais y porter l'incendie.

WERNER.

Tu crois à la pitié....! Cet horrible fléau
Ne fait pas même grâce à l'enfant au berceau.

GERTRUDE.

L'innocence, là-haut, trouve les bras d'un père;
Werner, vois en avant, et non pas en arrière.

WERNER.

Nous, du moins, nous pouvons mourir en combattant; Mais vous, femmes, mais vous! quel destin vous attend?

GERTRUDE.

Le dernier choix est libre au plus faible des êtres.
Un saut dans ce torrent, et me voilà sans maîtres!

WERNER.

Celui qui sur son cœur presse un si noble cœur
Saura pour ses foyers combattre avec ardeur;
Il ne craint d'aucun roi l'armée et la puissance1.

1. Voici le texte allemand:

GERTRUD.

So höre meinen Rath. Du weist, wie hier
Zu Schwytz sich alle Redlichen beklagen
Ob dieses Landvogts Geiz und Wütherei.
So zweifle nicht, dass sie dort drüben auch
Im Unterwaldner und im Urner Land
Des Dranges müd sind und des harten Jochs.
Denn wie der Gessler hier, so schafft es frech
Der Landenberger drüben überm See.
Es kommt kein Fischerkahn zu uns herüber,
Der nicht ein neues Unheil und Gewalt-
Beginnen von den Vögten uns verkündet.
Drum that es gut, dass eurer etliche,

Die's redlich meinen, still zu Rathe giengen,
Wie man des Drucks sich möcht entledigen.

So acht ich wohl, Gott wird euch nicht verlassen,
Und der gerechten Sache gnädig seyn.

Hast du in Uri keinen Gastfreund, sprich,
Dem du dein Herz magst redlich offenbaren?

STAUFFACHER.

Der wackern Männer kenn ich viele dort,

Und angesehen grosse Herrenleute,

Die mir geheim sind und gar wohl vertraut.

(Er steht auf.)

Frau, welchen Sturm gefährlicher Gedanken

Weckst du mir in des stillen Brust! mein innerstes
Kehrst du ans Licht des Tages mir entgegen,

Und was ich mir zu denken still verbot,
Du sprichsts mit leichter Zunge kecklich aus.

Hast du auch wohl bedacht, was du mir räthst?

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