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innocence! Certes on lui ferait bien grand tort de le prendre pour un hérétique.

Voltaire, dans les Honnêtetés littéraires, rassemble en une phrase dédaigneuse, comme il savait les faire, tout les gens de bas mérite qui l'assaillaient petits auteurs, ou ex-jésuites, ou convulsionistes, ou précepteurs chassés, ou petits-collets sans bénéfices, ou prieurs, ou argumentants en théologie, ou travaillant pour la comédie, ou étalant une boutique de feuilles, ou vendant des mandements et des sermons. Bien avant lui, Rabelais avait adjugé les vieux quartiers de lunes à la sequelle de ceux qui l'inquiétaient : « Vous adjugez quoi? << à qui ? tous les vieux quartiers de lune aux caphards, «cagots, matagots, botineurs, papelards, burgots, pa« tespelues, porteurs de rogatons. Ce sont noms horri« ficques seullement oyant leur son ; à la prononciation « desquels j'ay veu les cheveuls dresser en teste de << vostre noble ambassadeur. Je n'y ay entendu que le << haut allemant, et ne sçay quelle sorte de bestes «< comprenez en ces denominations. Ayant faict dili« gente recherche par diverses contrées, n'ay trouvé << homme qui les advouast, qui ainsi tolerast estre << nommé ou designé. Je pressuppose que c'estoit quel<< que espece monstrueuse de animaux barbares, ou « temps des hauts bonnets; maintenant est deperie en « nature, comme toutes choses sublunaires ont leur fin « et periode, et ne savons quelle en soit la deffinition, « comme vous sçavez que, subject pery, facilement « perit sa denomination. » (Ancien prologue du 1 Ve livre.)

Peut-être la crainte de la persécution et du bûcher lui fit-elle épaissir ces gaudisseries qui à la fois cachaient d'autant le sérieux de ses paroles et le recommandaient à la bande joviale des rieurs et des amateurs de bons contes; mais voilà tout. Le fond, la trame

était donnée par la nature de l'esprit qui conçut, et par les conditions du temps où il vécut. Quand on pense au seizième siècle comme on pensera au dixhuitième siècle, certes il faut s'envelopper; et, si l'on est Rabelais, on s'enveloppera des conceptions les plus fantasques, des railleries les plus fines et des gauloiseries les plus grossières; car, s'il en veut aux patepelues et aux porteurs de rogatons, il en veut aussi aux agelastes, c'est-à-dire à ceux qui ne rient pas. La pointe de vigueur du seizième siècle est dans ces échappées qui dépassent la réforme et la lutte entre catholiques et protestants. Ce qui fait la force du livre, et, je dirai, sa merveille, c'est la persécution menaçante, le besoin de dire la vérité dangereuse, l'enveloppe dont elle se revêt, et le rire immortel qui éclate sous ce singulier déguisement.

Rire immortel! Voltaire dit que de son temps le Rabelais avait eu quarante éditions; et depuis, combien ne faut-il pas en compter! A la vérité, il ajoute : « Très-peu de lecteurs ressemblèrent au chien qui « suce la moelle. On ne s'attacha qu'aux os, c'est-à<< dire aux bouffonneries absurdes, aux obscénités af<«< freuses dont le livre est plein. » Soit: les uns s'amusèrent aux mirifiques histoires des géants Gargantua et Pantagruel; les autres se gaudirent à des propos graveleux, à des contes licencieux comme ceux de nos anciens fabliaux, et à des chapitres célèbres; mais plusieurs aussi furent, pour me servir des termes mêmes de Rabelais qui caractérisent si bien son désir et son espérance, sages à trouver, légers au pourchas, et hardis à la rencontre ; c'est-à-dire qu'ils surent lire entre les lignes, qu'ils pourchassèrent avec énergie la vérité, et qu'ils ne s'effrayèrent pas en la rencontrant.

Rabelais, en même temps qu'il voit décroître (et

il prend part à cette décroissance) les puissances spirituelles qui naguère ont régi le monde, voit aussi s'élever la nouvelle puissance qui est dans le savoir, et il la célèbre avec un véritable enthousiasme : « Encores « que mon feu pere de bonne memoire Grandgousier «< eust adonné tout son estude à ce que je proffictasse << en toute perfection et sçavoir politique, et que mon << labeur et estude correspondist très-bien, voire encore «oultrepassast son desir, toutesfois, comme tu peulx << bien entendre, le temps n'estoit tant idoine ne com<< mode es lettres comme est de present, et n'avoit co<< pie de tels precepteurs comme tu as eu. Le temps << estoit encores tenebreux et sentant l'infelicité et cala«<mité des Goths, qui avoient mis à destruction toute << bonne litterature. Mais, par la bonté divine, la lu« miere et la dignité ha esté, de mon eage, rendue es « lettres, et y voi tel amendement que de present à « difficulté serois-je receu en la premiere classe des pe<< tits grimaulx, qui en mon eage virile estois, non à « tort, reputé le plus sçavant dudit siecle.... Mainte<«<nant toutes disciplines sont restituées, les langues << instaurées, grecque (sans laquelle c'est honte qu'une << personne se die sçavant), hebraïque, caldaïque, laa tine, les impressions tant elegantes et correctes en << usance, qui ont esté inventées de mon eage par in<«<spiration divine, comme à contrefil l'artillerie par « suggestion diabolique. Tout le monde est plein de << gens sçavants, de precepteurs très-doctes, de librai«ries très-amples; et m'est advis que ny au temps de << Platon, ny de Ciceron, ni de Papinian, n'estoit telle « commodité d'estude qu'on y veoit maintenant. Et ne « se fauldra plus doresenavant trouver en place, ny en « compagnie, qui ne se sera bien expoly en l'officine de « Minerve (Pant. I, 8). »

Ainsi parle Gargantua à son fils Pantagruel; ainsi ne parle personne dans Aristophane. Je l'ai dit, le spectacle de cette grande société hellénique ou romaine qui s'en allait, sans qu'on pût apercevoir son remplaçant, ne laissait aux meilleurs d'autre perspective que vers le passé. Tacite prévoyait la fin de l'empire et redoutait les barbares; quoi de plus triste que Tacite ? Toute contraire est l'issue du moyen âge; sans doute, il était entré, à son tour, dans une décadence non moins irrévocable que celle qui avait frappé le paganisme; mais une vertu qui lui était propre avait rendu sa ruine féconde, et, en digne héritier de l'antiquité, il avait enfanté qui valait mieux que lui. La Renaissance, voilà ce qui succède au moyen âge, et le mot dit tout. L'imprimerie, le nouveau monde, la réforme, l'ardeur pour les lettres grecques et latines, Copernic et sa grande découverte, tout l'agite, tout l'enivre. Lui, non plus, ne finira pas sans enfanter meilleur que soi; et Gargantua et Pantagruel sont chargés de nous apprendre ses aversions, ses espérances et sa confiance en l'avenir.

VI

DON QUICHOTTE DE LA MANCHE

PAR

MIGUEL DE CERVANTES SAAVEDRA

Traduit et annoté par LOUIS VIARDOT

Vignettes par T. JOHANNOT1.

« J'imagine, dit Cervantès, dans la deuxième partie a de son Don Quichotte, qu'il n'y aura bientôt ni peu«ple ni langue où l'on en fasse la traduction. » (T. II, p. 33.) L'augure de l'immortel écrivain s'est vérifié. Les deux siècles qui se sont écoulés depuis la publication de son œuvre en ont consacré et augmenté la gloire; et il n'est ni peuple ni langue du cercle européen qui n'ait adopté, autant que faire se pouvait, le livre de Michel Cervantès: succès mérité, merveilleux, et dont rien ne peut faire prévoir la limite dans les temps futurs. Et cependant, si, par la pensée, on présentait le livre de Cervantès aux générations mortes au lieu de le présenter aux générations qui naissent, nul doute qu'il ne fût ni compris ni goûté, et qu'il ne parùt le jeu d'une imagination vagabonde, sans charme, sans profondeur, sans utilité. Écrit en grec ou en latin, ces langues reines des autres, comme dit Cervantès

1. Le National, 30 décembre 1837.

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