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vient tout à fait illusoire. Mais il faut que le traducteur en vers aborde toutes les difficultés de son modèle : les intentions du poëte, l'éclat du style, la hardiesse des métaphores, le mouvement, le pouvoir d'un mot mis en sa place, tout doit être senti, pesé, examiné, tout doit être l'objet d'un minutieux travail. Il ne suffit pas que la pensée soit rendue, qu'une expression exacte reproduise l'expression du modèle; le traducteur n'a encore accompli qu'une partie de sa tâche, il n'a, pour ainsi dire, exécuté que la représentation matérielle, qu'un calque fidèle de son original; il faut maintenant y souffler la vie et la poésie, il faut que toutes les traces du mot à mot s'effacent, et que la traduction, parée des couleurs étrangères qu'elle emprunte à son modèle, se meuve d'une allure libre et élégante. Là est la grande difficulté d'une traduction exacte; car si, en dernier résultat, la véritable fidélité est de produire le même effet que l'original, et s'il peut arriver que cet effet soit détruit par un asservissement trop grand aux formes d'une langue étrangère, il se présente quelques points délicats où le traducteur doit être assez sûr de son tact pour acheter une fidélité réelle au prix d'une inexactitude apparente.

A ce propos, je ne puis m'empêcher d'adresser ici. une observation à M. Puech. J'aurais désiré que, dans les chœurs, il supprimât davantage les vers irréguliers, et suivit de plus près les formes cadencées de l'ode française. Les vers inégaux et ne constituant pas de véritables stances ne me paraissent pas correspondre à la dignité du rhythme grec; il y a dans ce rhythme, dans la mesure variée et fortement accentuée de la composition originale, quelque chose de soutenu que les vers français irréguliers ne reproduisent pas, mais dont on peut rendre, je crois, le sentiment et l'effet en

maniant habilement les coupes graves et majestueuses de l'ode française. En se rapprochant du mouvement lyrique, on ne s'éloignera jamais du caractère essentiel de la tragédie grecque. M. Puech ne se bornera pas sans doute à son travail sur les Choéphores; je l'engage à étudier attentivement, de ce point de vue, le texte d'Eschyle, et à chercher, parmi les combinaisons les plus heureuses de nos stances lyriques, celles qui donneront le mieux une idée de la pompe et de la majesté des chœurs grecs. Ce n'est pas trop de toutes les ressources de la poésie française, quand il s'agit de lutter avec un modèle aussi grand et aussi difficile qu'Eschyle.

Je suis privé, dans ces colonnes, du moyen de faire ressortir un des mérites particuliers de M. Puech. Il faudrait, surtout dans les endroits où il a le mieux réussi, citer le texte grec, le comparer, dans ses détails et dans ses délicatesses, avec la traduction française, et montrer avec quel labeur M. Puech a surmonté les difficultés de l'original; mais il est des morceaux où l'exactitude se laisse d'autant mieux voir que la traduction est plus heureuse. Une poésie grande, quoiqu'un peu sauvage, éclate dans ces vers que le poëte a mis dans la bouche d'Oreste, et elle ne s'est pas effacée sous la plume du traducteur :

Jupiter, Jupiter, vois donc ce qui se passe,
De l'aigle qui n'est plus vois l'orpheline race;
Lui mourut dans les plis et dans les noirs anneaux
D'une affreuse vipère; eux, nourrissons nouveaux,
Ne peuvent, accablés par une faim cruelle,
Rapporter à leur nid la chasse paternelle.

Malgré la piété dont t'honora mon père,
Si tu détruis sa race, où trouver une main
Qui t'offre tant d'honneurs en un sacré festin?
Fais périr les aiglons; par quels certains messages

Annoncer aux humains tes célestes présages?
Sèche l'arbre royal; dans les jours solennels,
Tu verras son appui manquer à tes autels.

La traduction des Choéphores n'est qu'un spécimen d'un travail complet sur Eschyle. Dans cette œuvre longue et difficile, M. Puech a besoin d'être encouragé, et il le mérite. Ce qui manque à ce premier essai, c'est, dans certains endroits, une allure ferme, une indépendance qui s'allie, dans des rapports convenables, avec la soumission nécessaire au texte original, et une pompe de style qui rivalise avec celle du tragique athénien. Les qualités qu'on y remarque sont le sentiment des beautés de l'auteur grec, l'intelligence des exigences d'une bonne traduction, une lutte persévérante avec toutes les difficultés, sous quelque forme qu'elles se présentent, et une versification qui, lorsqu'elle est heureuse, laisse voir le caractère du modèle. J'omets dans ce jugement les petites incorrections, qui ne sont rien à côté de l'effet général : c'est à cet effet que M. Puech doit viser; le reste n'a pas grande importance, et disparaîtra quand il le voudra.

V

ARISTOPHANE ET RABELAIS

En mettant en regard Aristophane et Rabelais, ces deux grands railleurs de leur époque, j'entends faire non pas une comparaison littéraire mais une comparaison historique, c'est-à-dire que je veux étudier comment leur raillerie, appliquée premièrement aux choses contemporaines, se comporte secondairement à l'égard du passé et de l'avenir. Suivant que l'époque sera une époque de passé ou d'avenir, le railleur se rejettera vers ce qui est en arrière comme le type vers lequel il faut retourner, ou aspirera à ce qui est en avant avec une espérance vague mais confiante. Aristophane et Rabelais (leur renom me dispense de faire ressortir leur importance) sont excellents pour représenter une pareille situation. Un destin tout différent attend la société où l'un et l'autre sont placés. Celle d'Aristophane, toute brillante qu'elle est encore, est incurablement malade; une décadence très-prochaine va s'en emparer, décadence non pas momentanée et transitoire, mais définitive et mortelle, si bien qu'au bout de quelques siècles, il n'en restera plus que d'immortels souvenirs. Celle de Rabelais, au contraire, toute troublée qu'elle paraît, est pleine de vie et de force; aucune décadence ne la frappera; loin de là, elle se saisira, par la science positive, d'un engin puissant

1. La Philosophie positive, juillet-août 1870.

qui, la plaçant au noeud même des révolutions religieuses et politiques, lui inspirera la vaste et féconde vue d'une humanité puissante régissant sagement le globe terrestre. Tout cela est inconscient chez Aristophane et Rabelais; mais tout cela se marquera dans ces bouffonneries qui, à leur temps, furent un événement social aussi bien qu'un événement littéraire. Rabelais aurait pu être un Aristophane, c'est-à-dire flageller son époque en rehaussant le passé; cela était facile, car le seizième siècle offre toutes les prises qu'on voudra à la plus véhémente critique; mais la grandeur de son esprit l'en préserva. Aristophane n'aurait pu être un Rabelais; car toute vue d'avenir, si elle avait été réelle, aurait été une vue de désespoir; et nul ne pouvait imaginer combien d'années et de détours seraient nécessaires pour que la société, d'antique devenant moyen âge, se rassît et continuât son développement.

Il ne faut pas se laisser tromper par ce mot de comédie qui désigne les pièces d'Aristophane. Cette comédie antique n'est point la nôtre. On n'y trouve ni action, ni noeud, ni intrigue; c'est une suite de scènes vives et pétillantes, sans autre liaison que la critique, à chaque occurrence, des choses et des hommes politiques d'Athènes. De la sorte, elle se trouve très-comparable avec l'œuvre de Rabelais, qui groupe autour de quelques personnages permanents, non point pour le théâtre il est vrai, des récits pleins de malices pénétrantes et de vérités hardies. Tous deux ont le don et le goût de la fantaisie. Aristophane met en scène les dieux, les guêpes, les oiseaux, les nuées. Rabelais se joue avec ses géants, ses diables de Papefiguière, ses Papimanes et sa dive bouteille. Aristophane, en sa qualité de conservateur, ne paraît pas redouter

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