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prouesses intellectuelles de l'un quand l'autre a des défaillances, ces avancements et ces retards alternatifs démontrent l'intime communauté où sont parvenues les nations européennes, et font prévoir de plus sûres et plus étroites associations. Il y a environ cent ans, Voltaire, qui avait pourtant l'esprit si dégagé de préjugés et si ouvert aux nouveautés, après avoir effleuré Shakspeare, quand il fut témoin des tentatives qu'on faisait autour de lui pour renouveler l'art dramatique sur le modèle du poëte anglais, n'eut plus assez d'anathèmes contre la barbarie envahissante et la chute inévitable des lettres et du goût. Quelque chose tombait en effet; mais ce n'était ni le goût ni les lettres. Aujourd'hui, et dans cette courte période de cent ans, les faits ont condamné la continuation du drame classique en France; ils ont donné une consécration nouvelle au drame romantique en Allemagne; et la critique historique appliquée à l'art a fait voir que ces deux genres sont deux phases de création successives, que l'un répond aux conceptions de la Grèce, et l'autre à celles du moyen âge, que le plus ancien est d'un ordre de combinaisons moins compliqué, et que le plus moderne entre plus profondément dans les voies de l'existence humaine, conclusion qui, obtenue par un chemin détourné, n'en vient pas moins confirmer les grandes lois de l'histoire.

IV

LES CHOÉPHORES

Traduction d'ESCHYLE en vers français

Avec le texte en regard

PAR

J. J.-J. PUECH

Professeur agrégé de l'Université au Collége royal de Saint-Louis (1).

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C'était le moment où la guerre médique venait de finir; des triomphes inouïs dans la plus juste des causes avaient animé le peuple grec de joie, d'enthousiasme et de confiance en lui-même. Il semblait que son génie, qui déjà préludait à tant d'essais, n'attendît que les extrêmes dangers d'une lutte inégale et les immenses succès qui la suivirent, pour se jeter dans une carrière non moins glorieuse, celle des arts, des lettres et des sciences. Et puis, il y avait déjà longtemps que les peuplades helléniques étaient bercées aux sons d'une grande et magnifique poésie, et écoutaient, émerveillées, les hauts faits de leurs aïeux dans des chants incomparables qui avaient sauvé de l'oubli les vieilles légendes. C'était des ports de l'Aulide qu'étaient partis les mille vaisseaux du roi des rois; c'était de Thessalie que le redoutable Achille était venu combattre les Troyens; c'était de la petite île de Salamine qu'Ajax, le dernier défen

1. Le National, 1er avril 1837,

seur des Grecs, quand Hector incendiait leurs vaisseaux, était allé planter sa tente au lieu le plus dangereux, sur le bord de l'Hellespont; c'était la pauvre Ithaque, dont Ulysse avait cherché le chemin pendant dix ans. Dans les chants d'Homère, les Grecs retrouvaient tout, leurs aïeux et leurs villes, leurs antiques héros et leurs demeures antiques, la gloire de leur nom et la gloire de leur belle patrie; et le murmure de cette noble et puissante poésie, familière à leurs oreilles comme le murmure éternel de la mer qui battait leurs îles et leurs rivages découpés, avait, de longue main, préparé leurs esprits aux grandes pensées qui les ont signalés dans le domaine des lettres et des arts.

Ce fut surtout la plus démocratique de ces cités qui prit le plus haut rang, et qui devint, à vrai dire, la capitale intellectuelle de la Grèce. Certes, toute la société antique avait dans son organisation un vice radical, l'esclavage; mais, dans chacune d'elles, la condition des hommes libres variait beaucoup, et Athènes fut celle qui réalisa le mieux ce que pouvait être la démocratie dans l'antiquité; ce fut elle aussi qui fut marquée et choisie comme la cité glorieuse qui devait produire les plus beaux fruits du génie hellénique. Dans la Grèce, nulle république ne lui contesta cette prééminence; et, hors la Grèce, ni Carthage, avec son riche commerce et ses habiles navigateurs, ni Rome, avec ses invincibles légions et sa conquête du monde, ne peuvent lui disputer l'honneur d'avoir produit ce qui a le plus charmé et servi les hommes. En un espace de temps presque aussi étroit que la langue de terre où la ville de Minerve avait élevé, sur le sommet de sa plus haute colline, le plus magnifique des temples, tout se pressa d'éclore et de grandir. Ses créations exercèrent (l'avenir l'a prouvé) une puissante influence

sur la destinée du monde. Le passé fuit rapidement, ses ombres enveloppent à demi le souvenir des plus grands empires et des plus grandes cités; on doute de l'existence de Troie; on douterait également de celle de Thèbes aux cent portes, si ses ruines gigantesques n'étaient encore gisantes sur les rives du Nil; mais le phare glorieux qu'Athènes alluma avant de se dépouiller de sa grandeur et d'entrer dans son tombeau n'a rien perdu de son éclat et projette toujours sur la civilisation humaine son flot de lumières.

L'art théâtral est un des plus beaux fleurons de la couronne d'Athènes. Eschyle, Sophocle, Euripide sont des noms immortels. Bien que les conditions de l'art aient changé, bien que le temps ait amené parmi d'autres peuples et sous d'autres cieux des combinaisons qu'ils n'avaient pas soupçonnées, la grandeur simple et régulière de leurs conceptions n'en est pas moins restée un monument majestueux du génie grec; et les accents graves et harmonieux qui émurent la scène antique ne se sont pas tellement affaiblis en traversant tant de siècles, que la muse moderne n'y prête à son tour une oreille attentive et n'écoute avec admiration ces glorieux précurseurs de Shakspeare, de Racine et de Schiller.

Le fonds dans lequel la tragédie grecque a puisé uniquement est, à part bien peu d'exceptions, la mythologie ou l'époque appelée héroïque. C'est là qu'elle prend tous ses sujets, ce sont les seuls héros qu'elle veuille représenter, et elle n'admet pas dans l'enceinte de son théâtre d'autres catastrophes que celles qui ont frappé les demi-dieux et les Titans, ou la vieille Mycène, ou le palais ensanglanté de Thèbes, ou le peuple de Troie assiégé dix ans, ou les chefs qui avaient conduit les mille vaisseaux sur les bords de l'Hellespont.

A quoi tient cette prédilection constante? Quelle cause a jeté les trois grands tragiques dans le champ mythologique? D'où vient qu'ils ont orné de tout l'éclat de leur imagination ces vieux récits traditionnels, et que les Grecs ont prêté à cette poésie nouvelle et splendide une oreille attentive et charmée?

Prendre les sujets de la tragédie dans l'histoire contemporaine, c'est aller contre les véritables idées de l'art tragique. A l'art tragique il faut une certaine liberté d'invention qui lui permette de donner à ses personnages un caractère conventionnel, si l'on veut, mais vrai dans leur idéal. Cette liberté n'existe plus dès que le poëte se trouve en face de l'exactitude imposée à la représentation de tout événement contemporain. Qu'auraient dit les spectateurs si Eschyle avait reproduit sur la scène Thémistocle ou Miltiade, le défilé des Thermopyles, ou le détroit de Salamine? Qu'auraient été les situations tragiques à côté de la réalité même de l'histoire? Il n'y avait là aucune place pour la tragédie telle que la conçurent ses premiers fondateurs. Phrynicus, il est vrai, avait composé une pièce sur la prise de Milet, événement contemporain; les Athéniens le frappèrent d'une amende pour avoir réveillé en eux les souvenirs douloureux d'une catastrophe qu'ils auraient pu peut-être empêcher; et Eschyle, à son tour, dans sa tragédie des Perses, voulut célébrer les victoires de ses concitoyens. Il se plut à représenter les palais de Suse remplis des gémissements du peuple vaincu, et il essaya d'égaler les lamentations des Perses à la gloire des Grecs; mais ici l'éloignement des lieux et la différence du pays tenaient lieu de l'éloignement des temps. Et puis, cette tentative n'eut aucune suite, personne ne s'engagea dans cette voie, et la tragédie ne sortit plus du cercle mythologique qui lui appartenait. Là elle

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