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C. Vous nous avez parlé souvent des jeux d'esprit, je voudrois bien savoir ce que c'est précisément ; car je vous avoue que j'ai peine à distinguer, dans l'occasion, les jeux d'esprit d'avec les autres ornements du discours il me semble que l'esprit se joue dans tous les discours ornés..

A: Pardonnez-moi : il y a, selon Cicéron même, des expressions dont tout l'ornement naît de leur force et de la nature du sujet.

C. Je n'entends point tons ces termes de l'art ; expliquez - moi, s'il vous plaît, familièrement à quoi je pourrai d'abord reconnoître un jeu d'esprit et un orne

ment solide.

A. La lecture et la réflexion pourront vous l'apprendre ; il y a cent manières différentes de jeux d'esprit.

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C. Mais encore de grace, quelle en est la marque générale ? est-ce l'affectation ?

A. Ce n'est pas toute sorte d'affectation; mais c'est celle de vouloir plaire et montrer son esprit.

C. C'est quelque chose: mais je voudrois encore des marques plus précisés pour aider mon discernement.

4. Hé bien! en voici une qui vous contentera peutêtre. Nous avons déjà dit que l'éloquence consiste, non seulement dans la preuve, mais encore dans l'art d'exciter les passions. Pour les exciter il faut les pein- | dre; ainsi je crois que toute l'éloquence se réduit à prouver, à peindre et à toucher. Toutes les pensées brillantes qui ne vont point à une de ces trois c ne sont que jeu d'esprit.

C. Qu'appelez-vous peindre? Je n'e

tout votre langage.

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A. Peindre, c'est non seulement décrire les choses mais en représenter les circonstances d'une manière si vive et si sensible que l'auditeur s'imagine presque. les voir. Par exemple, un froid historien qui raconteroit la mort de Didon se contenteroit de dire: Elle fut si accabléc de douleur après le départ d'Énée, qu'elle ne put supporter la vie; elle monta au haut de son palais, elle se mit sur un bucher et se tua elle-même. En écoutant ces paroles vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas. Écoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux. N'est-il pas vrai que, quand il ramasse toutes les circonstances de ce désespoir, qu'il vous montre Didon furieuse avec un visage où la mort est déjà peinte, qu'il la fait parler à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage; vous croyez voir la flotte des Troyens qui fuit le rivage, et la reine que rien n'est capable de consoler : vous entrez dans tous les sentiments qu'eurent alors les véritables spectateurs. Ce n'est plus Virgile que vous écoutez ; vous êtes trop attentif aux dernières paroles de la malheureuse Didon pour penser à lui. Le poëte disparoît; on ne voit plus que ce qu'il fait voir, on n'entend plus que ceux qu'il fait parler. Voilà la force de l'imitation et de la peinture. De là vient qu'un peintre et un poëte ont tant de rapport: l'un peint pour les yeux, l'autre pour les oreilles; l'un et l'autre doivent porter les objets dans l'imagination des hommes. Je vous ai cité un exemple tiré d'un poëte, pour vous faire mieux entendre la chose; car la peinture est encore plus vive et plus forte dans les poëtes que dans les orateurs, La poésie ne diffère de la simple éloquence qu'en ce qu'elle peint

avec enthousiasme et par des traits plus hardis. La prose a ses peintures, quoique plus modérées : sans ces peintures on ne peut échauffer l'imagination de l'auditeur ni exciter ses passions. Un récit simple ne peut émouvoir il faut non seulement instruire les auditeurs des faits, mais les leur rendre sensibles, et frapper leurs sens par une représentation parfaite de la manière touchante dont ils sont arrivés.

C. Je n'avois jamais compris tout cela. Je vois bien maintenant que ce que vous appelez peinture est essentiel à l'éloquence; mais vous me feriez croire qu'il n'y a point d'éloquence sans poésie.

A. Vous pouvez le croire hardiment. Il en faut retrancher la versification, c'est-à-dire le nombre réglé de certaines syllabes dans lequel le poëte renferme ses pensées. Le vulgaire ignorant s'imagine que c'est là la poésie on croit être poëte quand on a parlé ou écrit en mesurant ses paroles. Au contraire, bien des gens font des vers sans poésie; et beaucoup d'autres sont pleins de poésie sans faire de vers : laissons donc la versification. Pour tout le reste, la poésie n'est autre chose qu'une fiction vive qui peint la nature. Si on n'a ce génie de peindre, jamais on n'imprime les choses dans l'ame de l'auditeur; tout est sec, languissant et ennuyeux. Depuis le péché originel, l'homme est tout enfoncé dans les choses sensibles; c'est là son grand mal: il ne peut être long-temps attentif à ce qui est abstrait. Il faut donner du corps à toutes les instructions qu'on veut insinuer dans son esprit, il faut des images qui l'arrêtent de là vient que, sitôt après la chute du genre humain, la poésie et l'idolâtrie, toujours jointes ensemble, firent toute la religion des anciens. Mais ne

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nous écartons pas. Vous voyez bien que la poésie, c'està-dire la vive peinture des choses, est comme l'ame de l'éloquence.

C. Mais si les vrais orateurs sont poëtes, il me semble aussi que les poëtes sont orateurs; car la poésie est propre à persuader.

A. Sans doute, ils ont le même but; toute la différence consiste en ce que je vous ai dit. Les poëtes ont, au-dessus des orateurs, l'enthousiasme, qui les rend même plus élevés, plus vifs et plus hardis dans leurs expressions. Vous vous souvenez bien de ce que je vous ai rapporté tantôt de Cicéron?

C. Quoi! n'est-ce pas.....

4. Que l'orateur doit avoir la diction presque des poëtes; ce presque dit tout.

C. Je l'entends bien à cette heure; tout cela se débrouille dans mon esprit. Mais revenons à ce que vous nous avez promis.

A. Vous le comprendrez bientôt. A quoi peut servir dans un discours tout ce qui ne sert point à une de ces trois choses, la preuve, la peinture et le mouvement?

C. Il servira à plaire.

A. Distinguons, s'il vous plaît : ce qui sert à plaire pour persuader est bon. Les preuves solides et bien expliquées plaisent sans doute; les mouvements vifs et naturels de l'orateur ont beaucoup de graces ; les peintures fidèles et animées charment. Ainsi les trois choses. que nous admettons dans l'éloquence plaisent; mais elles ne se bornent pas à plaire. Il est question de sar voir si nous approuverons les pensées et les expressions qui ne vont qu'à plaire, et qui ne peuvent point

avoir d'effet plus solide; c'est ce que j'appelle jeu d'es. prit. Souvenez-vous donc bien, s'il vous plaît, toujours que je loue toutes les graces du discours qui servent à la persuasion; je ne rejette que celles où l'auteur amoureux de lui-même, a voulu se peindre et amuser l'auditeur par son bel esprit, au lieu de le remplir uniquement de son sujet. Ainsi je crois qu'il faut condamner non seulement tous les jeux de mots, car ils n'ont rien que de froid et de puérile, mais encore tous les jeux de pensées, c'est-à-dire toutes celles qui ne servent qu'à briller, puisqu'elles n'ont rien de solide et de convenable à la persuasion.

C. J'y consentirois volontiers. Mais n'ôteriez-vous pas, par cette sévérité, les principaux ornements du discours?

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A. Ne trouvez-vous pas que Virgile et Homère sont des auteurs assez agréables ? croyez-vous qu'il y en ait de plus délicieux ? Vous n'y trouverez pourtant pas ce qu'on appelle des jeux d'esprit : ce sont des choses simples, la nature se montre par-tout, par-tout l'art se cache soigneusement; vous n'y trouvez pas un seul mot qui paroisse mis pour faire honneur au bel esprit du poëte; il met toute sa gloire à ne point paroître, pour vous occuper des choses qu'il peint, comme un peintre songe à vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups du pinceau : l'art est grossier et méprisable dès qu'il paroît. Platon, qui avoit examiné tout cela beaucoup mieux que la plupart des orateurs, assure qu'en écrivant on doit toujours se cacher, se faire ou

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