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« Ainsi », dit Properce, en son langage élégamment alambiqué, « Albe s'éleva puissante, Albe née, selon l'oracle, de la truie blanche, en un lieu qui paraissait alors bien loin de Fidènes.... Dans ce temps-là, moins petite était Bovilles, cette banlieue; et Gabies, qui n'est plus rien, abritait un peuple >> :

Quippe suburbanæ parva minus urbe Bovillæ.

Et, qui nunc nulli, maxima turba Gabi.

Quand ce chainon latéral des Apennins a-t-il jailli du fond des eaux qui ont certainement couvert toute la frange toscane, latine et volsque, entre le Soracte et le mont Circello? Sans doute vers la fin des temps secondaires. Les laves épanchées par ces soulèvements ignivomes et dont un courant descendit jusqu'à l'endroit où devait s'élever le tombeau de Cécilia Metella (Capo di Bove, sur la voie Appia), ont formé ce tuf compact, le pépérin, qui a fourni aux constructeurs romains tant de fortes assises et tant de larges dalles. Elles ont aussi, à l'état granuleux, donné la pouzzolane, qui constitue le sol des Sept Collines. Entre les coulées laviques, les cascades des torrents, les eaux sulfurées et carbonatées des lagunes, déposaient des calcaires légers, le travertin que l'air durcit et que dore le soleil. Puis des limons saumâtres apportés par des ruisseaux stagnants, Numicius, Amasenus, s'étendirent en dunes ondulées, gagnant sur la mer, se couvrant de forêts marécageuses, hantées d'abord d'hippopotames, de rhinocéros, de mammouths, enfin, plus modestement, de sangliers, de loups et de couleuvres. On y a découvert des vestiges de l'homme, des silex d'apparence néolithique, de menues pointes de flèches. Le Tibre (peut-être Rumon) couvrait de ses eaux l'emplacement de Rome et déposait sur le Capitole, l'Aventin, l'Esquilin, le Pincio, à cinquante mètres audessus de son niveau actuel, des coquillages fluviatiles. Pendant bien des siècles encore, il devait inonder ses rives, notamment le quartier du Vélabre où les bateaux voguaient dans les rues :

Qua Velabra suo stagnabant flumine, quaque

Nauta per urbanas velificabat aquas. (PROPerce.)

Déjà dans les régions basses couvait la fièvre, l'antique déesse Febris, à grand'peine écartée par les purifications (februatio) du mois de février, surtout par l'agriculture latine et le drainage étrusque.

C'est là, dans un étroit carré circonscrit par l'Aqua Ferentina, le Tibre, le rivage et le Numicius, que les Latins fondèrent une trentaine de villages, vers le nord Bovillæ, Aricia, vers l'ouest et le sud Laurentum, Lanuvium, Lavinium. Sur la côte, entre le Tibre et Laurente, ils avaient englobé les Aborigines et les Caskes, venus de la montagne. L'humble vallée du Numicius les séparait seule des Rutules, peut-être les roux, ou les brillants (rutili), ou bien encore les conducteurs de chars (leur grossière monnaie est ornée d'une roue, rota). Ces Rutules tiennent plus de place dans l'épopée que dans l'histoire. Virgile a eu, sans doute, quelque raison pour les distinguer des Latins; il donne pour aïeux à son Turnus des Achéens (Danaens REV. DE L'ÉC. D'ANTHROP. 1904.

TOME XIV.

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plutôt) de Mycènes, Inachus, Acrisius; des relations étroites qu'il lui prête avec les Étrusques demi-grecs de Cæré-Pyrgi rappellent, à dessein peut-être, le caractère sensiblement tyrrhénien des objets trouvés dans les ruines d'Ardea, la capitale rutule. Mais on ne peut que former des conjectures sur les minces vicissitudes d'un si petit peuple, serré entre les Latins et les Volsques.

Ceux-ci dont le nom, antérieur cependant à la domination étrusque, semble apparenté à Volsinies, à Vulci, ont joué un tout autre rôle; le développement de leur marine et leur puissance militaire a retardé longtemps les progrès de Rome. De Corioles (rapprochez Cures, la ville des Sabius, et Cora) à Antium, d'Antium à Circéii et à Anxur (Terracine), ils occupent les marécages des fleuves-ruisseaux Astura et Ufens les marais pontins (pomptini) — et confinent aux mauvaises terres des Sidicins et des Aurunces, ou Ausones, leurs proches parents de race et de langage.

Entre la Ferentina et l'Anio (Teverone), de Pallanteum et Saturnia à Tibur (Tivoli), à Gabies, à Pedum, des Pélasges, des Sicarnes et des Sicules se maintenaient péniblement contre les Sabins, vignerons frustes et superstitieux, faucheurs aussi comme leur dieu (un décalque de Saturne) :

paterque Sabinus,

Vitisator, curvam servans sub imagine falcem.

A côté des Sabins, sur un sol rude, les Eques, duris Equicula glebis, laboureurs armés, ne négligeaient aucune occasion de pillage, leur principale ressource :

Armati terram exercent, semperque recentes
Convectare juvat prædas et vivere rapto.

Derrière les Eques, dans les gorges de l'Apennin, au bord des sources froides, les Marrubes et les Marses cueillaient les herbes salutaires, récitant la naenia, la nénie soutenue, dit Horace, par les « sons magiques des flûtes, >> disant l'incantation puissante qui guérit la morsure des vipères. Tel Virgile nous a peint encore le très vaillant prêtre Umbro qui charmait de sa voix endormeuse « la colère et la dent des hydres empestées » :

graviter spirantibus hydris

Spargere qui somnos cantuque manuque solebat
Mulcebatque iras et morsus arte levabat.

Ennius, plus sceptique, s'était fort diverti des sorciers marses et de ces superstitions qui avaient survécu à la liberté. Mais bien longtemps ces crédules montagnards devaient braver et fatiguer les armes romaines.

Un peu plus à l'est, sur le haut Anio, embusquées parmi des roches refroidies à peine, les tribus Herniques guettaient les troupeaux des Aurunces, les marchandises des caboteurs Volsques, et les chariots des Rutules. Le héros national de ces Herniques, Cæculus, fils de Vulcain, fondateur de Præneste (Palestrina), passait pour s'être manifesté au milieu des flammes:

Inventumque focis omnis quem credidit ætas.

son homonyme

C'était, comme le Cacus de l'Aventin un phénomène ou, plutôt, un souvenir volcanique. Contre ces déprédateurs, les Latins d'Albe étaient faiblement protégés par le demi-cercle d'une chaîne latérale, le mont Algide; les Étrusques y bâtirent, y nommèrent du moins, les deux villes de Tusculum (Frascati), de Velitræ (Velletri).

A l'origine donc, les Latins ne possédaient pas le tiers de ce qui a reçu plus tard le nom de Latium, et qui peut équivaloir à deux départements français. Ce n'est qu'après avoir été finalement domptés par Rome (496, bataille du lac Régille, entre le mont Albain et l'Algide?) et à peu près assimilés à la nation romaine, qu'ils ont étendu peu à peu leur nom à leurs voisins immédiats les Eques, les Herniques et les Volsques. Et quelle destinée plus obscure, plus inconnue que celle de ce minime groupe, si divisé, malgré ses appels à une grande divinité nationale, Jupiter Latiaris, si jalousé et serré de toutes parts entre des tribus congénères, puis soumis au joug des Etrusques établis à Tusculum, en face d'Albe, noyé enfin dans le rayonnement romain!

C'est là, cependant, parmi ces rochers et ces bois marécageux, que les vieilles croyances latines, les vieilles divinités sans histoire, sans aventures, se sont pénétrées d'une vie si intense, si tenace, qu'elles ont résisté et souvent survécu au panthéon des Etrusques et aux brillants personnages de l'Olympe. Il n'est guère facile, nous l'essaierons pourtant, de dégager cette mythologie ces institutions, gravement puériles, souvent barbares, de toutes les influences et de tous les mélanges qu'elles ont subis avant d'ètre observées et décrites plus ou moins fidèlement par des historiens et des érudits.

<< Les sources dont nous disposons, dit Preller, laissent beaucoup à désirer, car l'ancienne Italie, à part quelques monuments locaux, est muette, et la littérature de Rome ne commence qu'à une époque où la civilisation grecque a déjà pénétré les idées romaines. » Ajoutez que les idées romaines étaient elles-mêmes un compromis avec les données latines, sabines et étrusques. Puis les documents de cette première époque littéraire, les Annales des Pontifes, les anciens chroniqueurs, les Cincius Alimentus, les Fabius Pictor, les poètes des guerres puniques, Nævius, Ennius, ne nous sont connus que par des fragments épars dans les grammairiens et les polygraphes. Encore avaient-ils reçu l'éducation grecque, si séduisante, à laquelle pas un, même Caton l'Ancien, n'a pu se soustraire. Nous ne négligerons pas sans doute les indications précieuses que peuvent fournir les compilateurs, soit trop philosophes comme Varron imbu de symbolisme stoïcien, soit trop crédules comme Denys d'Halicarnasse, les écrivains trop étrangers à l'esprit latin, comme Plutarque, et les historiens uniquement préoccupés de la grandeur de Rome, tels que Tite Live. Les guides les plus sûrs, à tout prendre, sont peut-être Virgile et Ovide. Le premier, en dépit de nombreux anachronismes, a, dans les six derniers livres de l'Enéide, restitué avec une intuition merveilleuse la vie et les croyances de l'antique Latium. L'autre a suivi, jour par jour, dans ses Fastes, les fêtes et les cérémonies de la religion nationale. Malheureusement

il n'a écrit que six livres de ce calendrier poétique. Mais tous ces auxiliaires, auxquels il faut joindre un certain nombre d'inscriptions précieuses, authentiques ou traditionnelles, ne viendront utilement qu'après la fondation de Rome.

Nous sommes, en ce moment, avant l'histoire; il faut nous figurer les Latins s'installant par petites bandes, avec leurs troupeaux, soit dans quelque enceinte de pieux, soit dans quelque citadelle abandonnée par les Pélages, les Sicanes et les Sicules; se partageant, par tribus d'abord, puis par gentes et familles, les territoires conquis; commandés par le Conseil des Pères, des patres ou patriciens qui le plus souvent élisent un magistrat suprême, prêtre et chef de guerre, rex, preitur, embratur (imperator), meddix tuticus. Ils parlent des dialectes rapprochés, mais plus différents de ce que nous appelons le latin, que peut l'être le français du Serment de Strasbourg de la langue de Voltaire; ils ont chacun leurs divinitės favorites qui règnent sur une ou deux lieues carrés, et quelques grandes divinités communes à la race, cinq ou six apportées du berceau de la culture indoeuropéenne, d'autres inventées ou empruntées en chemin. Mais ces dieux, ou aryens, comme Jovispater, Juno, Janus, Diana, Vesta, ou proprement latins et sabins, Picus, Mars, les Pénates, les Génies, ont dù s'associer à des dieux antérieurs déjà établis dans le pays, et qui appartenaient aux plus humbles couches de l'animisme. Des phénomènes analogues se sont produits chez tous les peuples, et notamment chez les Grecs; mais ceux-ci, plus avancés dans l'anthropomorphisme, ont plus rapidement évincé ou subordonné les fétiches grossiers des Pélasges, ou bien, les revêtant de formes humaines, leur ont infusé une vie indépendante des rites et de la liturgie. Tout au contraire, les dieux italiques, sans passions et sans histoire, demeurent vagues et indéterminés; ôtez-leur les formules et les cérémonies, ils s'évanouissent. Ce ne sont plus que des noms impersonnels.

Ces dieux Indigètes, que, par une intuition vraie, mais d'après une étymologie douteuse, Virgile considère comme indigènes, dii patrii, convenaient au tempérament superstitieux et formaliste des Italiotes. L'esprit positif des Latins s'ingéniait aux minuties; leur dévotion pratique leur semblait d'autant plus efficace que les objets en étaient plus nombreux et plus variés. Ils se plaisaient à multiplier à l'infini les signes des volontés surnaturelles. Autant de choses, autant d'êtres, de phénomènes réels ou chimériques: autant de dieux à fléchir; autant de chances d'être exaucés. C'est ainsi que chaque lieu, chaque circonstance, chaque phase ou incident de la vie, chaque mot de la langue, se trouvèrent doublés pour ainsi dire d'une divinité spéciale, indiquée ou indicatrice: indiges, index, de dic (deiknumi) montrer, digitus, doigt indicateur. Et toute une science naquit, celle des indigitamenta, formules destinées à indigitare, à honorer et à fléchir les indigètes.

Les dieux supérieurs eux-mêmes, et leurs nombreuses épithètes tantôt. prises à part, tantôt associées, auront aussi leurs doubles, des génies måles ou femelles comme les Saktis du Civaïsme, où réside leur puissance, leur virtualité. Cela au mème titre que les animaux, les sources,

les forêts et les pierres, que les morts et les vivants, que le champ et le foyer, que les saisons, les âges, les maladies, que les institutions, les industries, les arts, les passions et les idées. La simplicité, ou plutôt la pauvreté du système aboutit à l'encombrement, à la confusion dans la monotonie. En somme, le panthéon italiote va nous apparaître comme une sèche et interminable nomenclature d'êtres métaphysiques. Et pourquoi non? La métaphysique, on ne saurait trop le rappeler, est l'animisme même; elle n'en est que la forme rationnelle. Indigètes, Sémons, Génies n'ont pas de parents plus proches que les Types de Platon, les Catégories, les Entités et Qualités occultes de la Scolastique.

Abordons maintenant, suivant notre méthode, l'énumération des objets divinisés, en montant des êtres prochains, des choses ambiantes, aux aspects plus généraux de la nature. La plupart des animaux que l'on voit figurer auprès des divinités, à titre soit de compagnons, soit d'emblèmes ou de victimes, ont été, dans les époqnes primitives, l'objet d'un culte direct. Et, bien que les Indo-Européens eusent déjà dépassé ce stade mental, ils continuèrent longtemps de regarder, avec une terreur ou une admiration superstitieuse, certains animaux dangereux ou utiles. Avant d'être consacré, comme nous le verrons, à Mars et à Faunus, le loup, Hirpus chez les Samnites, Lupus chez les Latins, a été le héros des Lupercales (lupum ercisci, pantomimes destinées à écarter le loup); et la persistance de ces fêtes prouve assez le respect qu'il avait inspiré aux naïfs habitants des clairières de l'Apennin et des forêts qui bordaient le Tibre. La louve sacrée préside aux origines romaines. Le Taureau sabellien (comparez le Tarvos trigaranos des Gaulois), qui avait guidé l'invasion des Marses et des Pentrii, figurait encore sur les monnaies de la guerre sociale, et dans le nom de la capitale samnite: Bovianum.

Les toisons des brebis étaient sacrées; il en sortait des songes et des oracles; rappelez-vous le vieux roi Latinus cherchant, comme il arrive parfois, des consolations religieuses, lorsqu'il va manquer de parole à Turnus, son voisin, à Lavinia sa fille, pour livrer son peuple au divin mais piteux Enée. C'est un de ces endroits, auxquels je faisais allusion, où Virgile a vraiment évoqué l'âme des vieux àges.

<< Inquiet de ces prodiges (un essaim d'abeilles et un feu follet), il se dirige vers l'oracle de Faunus, son père fatidique; il gagne les bois où la haute Albunea résonne sous les saints ombrages, source ténébreuse à la méphitique haleine. Là, quand la prêtresse, étendue sur la toison des brebis immolées, s'est endormie dans le silence de la nuit, elle voit voltiger mille simulacres changeants; elle entend des voix inconnues; elle jouit du commerce des dieux, et interroge l'Achéron dans les profondeurs de l'Averne. Là s'en vient le vieux roi, demandant conseil; là, il égorge selon le rite cent laineuses brebis et, sur leur dépouille floconneuse, il se couche, il attend, et soudain une voix sort de l'épaisseur des forêts...

Quel aimant se cachait dans ces peaux sanguinolentes? Les Latins ne le savaient pas. Mais ils n'en étaient pas moins convaincus qu'une puissance prophétique y résidait.

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