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123-15-2.6

AVANT-PROPOS.

Au moment d'entreprendre une longue étude morale sur le Poëme de la Nature de l'épicurien Lucrèce, nous croyons devoir déclarer tout d'abord, pour n'avoir pas à rompre par d'inutiles réfutations le cours des pensées de notre poëte, que le vif intérêt qu'il nous inspire n'implique en rien une adhésion à sa doctrine. La précaution serait vaine, si de nos jours il ne s'était produit une philosophie assez semblable à celle d'Épicure, qui considère aussi toutes les croyances spiritualistes comme des préjugés sans fondement, prétend tout expliquer par les mouvements de la matière et supprime dans le monde la cause première et ordonnatrice. Comme

A

ces doctrines contemporaines qui rappellent l'entreprise de Lucrèce sont fort célébrées, il nous paraît opportun et honnête de prévenir que nous n'avons aucun droit à la faveur dont elles sont en ce moment l'objet.

Tout en condamnant l'épicurisme, nous croyons que l'on peut, que l'on doit s'intéresser même à ses erreurs. Faudrait-il être de ces esprits timorés, comme on en rencontre aujourd'hui, qui repoussent avec un dédain peureux toutes les doctrines. contraires à leur foi, qui voudraient qu'on les accablât sous le mépris ou qu'on les opprimât sous le silence, et regardent comme une forfaiture ou une preuve d'indifférence coupable de leur faire les honncurs d'une exposition clémente? Mais si on écoutait cette dureté doctrinale, l'histoire de la philosophie ne serait plus qu'une suite d'exécutions sommaires. Vous craignez de voir admirer Lucrèce parce que vous le prenez pour un athée, mais alors vous pourrez bien fermer les yeux à la belle morale de Sénèque, qui repose sur les principes du panthéisme stoïcien. Pour une raison de doctrine ou pour une autre vous serez insensible à la beauté de toute la morale antique. Où ce scrupule ne peutil conduire? si votre unique souci est de préserver de tout contact impur l'intégrité de votre foi ou religieuse ou philosophique, vous risquez d'élimi

ner même les écrivains chrétiens. Lirez-vous Descartes? Mais son doute méthodique est le principe de toutes les témérités modernes. Malebranche? Mais il est soupçonné de spinosisme. Pascal? Mais vous serez peut-être effrayé par les cris de sa raison rebelle encore dans sa docilité. Chercherez-vous un refuge auprès du tendre Fénelon ? Mais il a été condamné. Il ne vous reste plus que l'infaillible Bossuet. Mais le gallican Bossuet lui-même commence à devenir suspect et à inquiéter des consciences. D'exclusion en exclusion, nous voilà réduits à ces livres qu'on entend quelquefois recommander, qui sont sans péril parce qu'ils sont sans pensée, et qui ne prouvent que trop leur innocence.

S'il est juste, si c'est un devoir même pour chacun de maintenir la fermeté de ses principes en face des doctrines présentes qui les menacent, et de mettre, en quelque sorte, ses idées sur le pied de guerre pour la défense actuelle de ses convictions, il faut savoir aussi considérer tranquillement les anciennes doctrines qui sont loin de nous et ne sont un danger pour personne. A une certaine distance, l'histoire de la philosophie doit être pour nous un simple spectacle, une espèce de drame, dont les divers systèmes forment les actes, où l'esprit humain, comme le héros de la tragédie antique, est aux prises, non avec la fatalité, mais avec le problème de

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la destinée humaine, faisant effort pour percer les ténèbres qui l'enveloppent, essayant de se frayer un chemin vers la lumière, tour à tour invoquant une puissance suprême ou la reniant, tantôt éclatant en hymnes, tantôt en blasphèmes, offrant enfin au spectateur les diverses attitudes de la confiance paisible, de l'espérance satisfaite, de la résignation sombre, de l'indifférence découragée. C'est donc avec la mansuétude d'un simple spectateur, avec une curiosité respectueuse pour la grande âme et les égarements sincères de Lucrèce, que nous nous proposons d'étudier son hardi poëme et de l'étudier en toute liberté.

Aussi bien, l'épicurisme, sous sa forme antique, est réfuté depuis des siècles. Il a eu la chance, pour lui fâcheuse, de rencontrer des adversaires, tels que Cicéron et Fénelon, sachant donner à leurs coups non-seulement la vigueur qui renverse, mais encore la bonne grâce qui empêche de plaindre le vaincu. Il ne se trouvera plus un Gassendi pour le relever du discrédit où il demeure à jamais enseveli. En effet, la science physique sur laquelle le système repose n'est que le roman de la nature, roman peu vraisemblable et qui n'a pas toujours le mérite de divertir. Sa théologie est d'une simplicité si enfantine qu'on se demande si elle est vraiment sérieuse. Sa morale, sans être volontairement corruptrice,

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