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aujourd'hui. Chemin faisant, Richer réfute, sans le nommer, l'avocat Linguet, qui, dans sa Théorie des lois civiles, s'était amusé à faire l'apologie du despotisme oriental. Il y a de beaux esprits qui cherchent à se faire un nom en rompant en visière aux idées reçues; ils s'imaginent qu'à force d'audace on peut remplacer la science par des paradoxes, et en imposer au public. Linguet est le roi du genre; on ne peut lui refuser ni talent ni courage; mais ces fusées qui éblouissent un instant la foule s'éteignent bientôt dans la plus profonde obscurité. Que reste-t-il de ces volumes que Linguet entassait avec une facilité sans pareille? Que reste-t-il de l'homme lui-même, malgré sa vie aventureuse et sa fin tragique? Rien qu'un nom équivoque, et connu à peine des curieux.

Voltaire et Helvétius ont voulu, eux aussi, commenter l'Esprit des lois. Montesquieu avait peu de goût pour le premier, il s'en est expliqué plusieurs fois, avec quelque dureté. «Voltaire, dit-il, dans ses Pensies, est comme les moines, qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais pour la gloire de leur ordre; Voltaire écrit pour son couvent. » C'est la même opinion qu'il exprime en 1752 dans une lettre au fidèle Guasco: « Quant à Voltaire, il a trop d'esprit pour m'entendre. Tous les livres qu'il lit, il les fait; après quoi il approuve ou critique ce qu'il a fait. » On peut trouver ce jugement sévère, mais il contient un fond de vérité. Montesquieu a saisi le défaut de son rival. Qu'on lise les Dialogues de l'A. B. C. ou le Commentaire sur l'Esprit des lois, publié en 1778, on verra bientôt que Voltaire se parle et se répond à lui-même. Il a, comme toujours, un esprit prodigieux, il sème à pleines mains des plaisanteries qui ne manquent pas toujours de justesse, mais l'œuvre n'est pas sérieuse; Voltaire est à côté du sujet. Du reste il en eut conscience; il se lassa vite de lutter avec un aussi rude jouteur. Son commentaire n'est qu'une ébauche inachevée.

Helvétius était l'ami de Montesquieu, mais ne lui res

semblait guère. Il est même difficile d'imaginer un genre. d'esprit plus différent. « Dans chaque homme, a dit Coleridge, il y a un Platon ou un Aristote, mais jamais Platon n'est Aristote, ni Aristote n'est Platon. » Vérité profonde, sous la forme d'un paradoxe. On dirait qu'il y a deux sortes d'esprits parmi les hommes. Les uns se plaisent dans les pures conceptions de l'intelligence; les autres ne connaissent que les faits, et se bornent à généraliser leurs observations. Les premiers, malgré leur prétention de n'en appeler qu'à la raison, sont souvent dupes de leur imagination et de leurs souvenirs; les seconds vont souvent trop loin dans leurs conclusions; mais les deux écoles ne s'entendent guère, et leur rapprochement a plus d'apparence que de vérité. Helvétius était de ceux qui trouvent à priori la solution de tous les problèmes. Pour lui l'intérêt personnel explique tout : politique, morale, législation. Le passé ni l'avenir n'ont rien à lui apprendre; c'est un algébriste qui possède une formule absolue. A quoi bon étudier l'histoire? c'est un labeur sans objet; c'est du temps perdu. Aussi le prend-il de haut avec son cher Président, et ne lui ménage-t-il pas les critiques. Helvétius était un galant homme, quelques-unes de ses réflexions sont justes '; mais il n'était pas fait pour entendre Montesquieu, et encore moins pour rivaliser avec lui. Les livres de l'Esprit et de l'Homme, qui devaient remplacer l'Esprit des lois, sont depuis longtemps oubliés.

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La Harpe et Servan ont tous deux parlé de l'Esprit des lois La Harpe, dans sa seconde manière, quand la révolution l'eut dégoûté du parti philosophique; Servan, en s'occupant des lois criminelles et de leur réforme; tous deux avec une vive admiration de Montesquieu.

1. Ces notes, qui s'arrêtent au VIIIa livre de l'Esprit des lois, ont été publiées par l'abbé de la Roche, dans l'élition des OEuvres de Montesquieu, imprimées chez Pierre Didot, en l'an III. Elles ont été reproduites dans l'édition Dalibon; j'ai conservé celles qui m'ont paru avoir de l'intérêt.

Condorcet a publié des Observations sur le XXIXe livre de l'Esprit des lois, intitulé: De la manière de composer les lois. Condorcet réfute Montesquieu, qu'il traite avec sévérité, et s'amuse à refaire le livre qu'il critique. M. Destutt de Tracy a publié les Observations de Condorcet à la suite de son propre commentaire. Il y trouve une grande force de dialectique et une supériorité de vues; c'est chose naturelle: Condorcet et Destutt de Tracy sont de l'école philosophique. Pour moi, j'en ai tiré peu de chose; j'ai trouvé dans ces Observations plus de morgue que de justesse. Sans être le plus grand philosophe de son temps, comme le prétend M. de Tracy, Condorcet n'est pas un esprit ordinaire; mais tout entier à son credo, il ne comprend ni ne parle la langue de Montesquieu.

Il serait injuste d'oublier les Observations sur Montesquieu, publiées en 1787 par M. Lenglet, avocat au Parlement de l'Académie d'Arras'. C'est une analyse de l'Esprit des lois; elle ne manque pas de mérite. L'auteur a pris pour devise de son livre une phrase empruntée à la Défense de l'Esprit des lois. « Dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne tient toute la chaîne. » Il s'est proposé de répondre à ceux qui accusaient Montesquieu d'un défaut de méthode; il a essayé de mettre en pleine lumière le plan de son grand ouvrage. On ne peut dire qu'il y ait tout à fait réussi; mais l'intention était bonne. Lenglet est un de ceux qui ont le mieux saisi la pensée de Montesquieu.

En 1806, M. Destutt de Tracy, sénateur, écrivit pour Jefferson un Commentaire sur l'Esprit des lois. L'ouvrage parut à Philadelphie en 1811; l'auteur ne comptait pas le publier en

1. L'ouvrage a reparu en 1792 avec un nouveau titre et une autre préface. Le titre porte: Essais ou Observations sur Montesquieu, par E. Lenglet, juge au tribunal de Bapaume. Paris, chez Froillé, 1 vol. in-8° de 120 pages.

Je ne connais que par une note de M. Sclopis, l'Esprit de l'Esprit des lois, par M. le marquis de Maleteste, conseiller au parlement de Dijon. 1 vol., Londres (Paris), 1784. Suivant M. Sclopis, c'est un extrait analytique de l'Esprit des lois.

Europe; la police impériale y eût mis bon ordre. Plus tard il en courut une copie inexacte qui fut imprimée à Liége, et réimprimée à Paris. En 1819, M. de Tracy, devenu pair de France, en donna une édition plus correcte. « Puisque tout le monde imprime mon ouvrage, sans mon aveu, dit-il dans l'avertissement, j'aime mieux qu'il paraisse tel que je l'ai composé. >>

L'ouvrage fit sensation dans le public; on n'était plus habitué à tant de hardiesse politique. Au fond, ce que proposait l'auteur, comme le seul gouvernement avoué par la raison; c'était la République. La France n'en était pas là en 1819.

A ne considérer M. de Tracy que comme un commentateur de Montesquieu, on peut lui faire le même reproche qu'à Helvétius. Il a le dédain de l'histoire, et ne croit qu'à la raison et à la logique. Il fait de la politique par théories générales, et sans se soucier des cas particuliers. Avec un pareil procédé tous les problèmes disparaissent, ou pour mieux dire on passe à côté. Montesquieu étudie la nature et le principe des gouvernements. De Tracy répond gravement : « Il y a deux espèces de gouvernements; ceux qui sont fondés sur les droits généraux des hommes, et ceux qui se prétendent fondés sur des droits particuliers. Le principe des gouver

nements fondés sur les droits des hommes, est la raison. » Très-bien; nous voici fort avancés dans la connaissance des empires et des législations. Et quelles lois donneront ces gouvernements, fondés sur la raison? Écoutons l'oracle : « Les gouvernements fondés sur la raison n'ont qu'à laisser agir la nature. Les lois positives doivent être conséquentes aux lois de notre nature. Voilà l'Esprit des lois. » En vérité, si M. de Tracy avait voulu prouver qu'il ne comprenait pas un mot de ce que Montesquieu a voulu dire et faire, s'y serait-il pris au trement?

Est-ce à dire que le livre de M. de Tracy soit sans mérite? Non sans doute. Qu'on oublie l'intitulé de l'ouvrage, qu'on

n'y cherche pas un commentaire sur l'Esprit des ois, mais simplement un essai de politique, la théorie d'un disciple de Condillac et de Condorcet, on le lira avec intérêt. C'est une apologie du régime représentatif par un homme qui n'aime. pas l'Angleterre, mais qui a traversé les erreurs politiques de la révolution, et qui a profité de cette rude expérience. Néanmoins les réflexions économiques valent mieux que les jugements politiques; on y retrouve l'auteur des Éléments d'idéologie qui ont eu leur jour de succès. Le plus grand défaut de M. de Tracy, c'est l'âpreté de ses opinions; on y sent le sectaire, ou plutôt l'écolier qui croit aveuglément ce que son maître lui a dit. Quand il proclame que l'impôt est toujours un mal, il est permis de trouver qu'il va trop loin; car enfin la sécurité et le bien-être d'un pays ont un prix qu'on peut calculer; il y a là pour chaque citoyen un service rendu par l'État qui peut excéder de beaucoup le sacrifice exigé. Est-il plus raisonnable de déclarer que « moins les idées religieuses. ont de force dans un pays, plus on y est vertueux, heureux, libre et paisible? » N'est-ce pas confondre les querelles du clergé avec les bienfaits de la religion? Est-ce surtout au lendemain de 1792 qu'on peut donner à l'histoire un pareil démenti?

Depuis quatre-vingts ans nous souffrons de l'esprit révolutionnaire; qu'est-ce que cet esprit? Y a-t-il seulement des passions mauvaises qui poussent au renversement des institutions; n'y a-t-il pas un mélange d'erreurs qui égarent de très-honnêtes gens? A mon avis, l'esprit révolutionnaire tient à l'école dont M. de Tracy est un des adeptes les plus dévoués. Ces théories vagues que chacun imagine à son gré, inspirent le dégoût de ce qui existe, en promettant à ceux qui souffrent un règne de justice et de bonheur qui n'appartient pas à l'homme ici-bas. Tous ces adorateurs de l'absolu sont des mécontents incorrigibles; tout au contraire, un disciple de Montesquieu ne sera jamais un révolutionnaire. Pourquoi? C'est qu'avec Montesquieu on descend

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