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les Lettres persanes, les Considerations sur la grandeur et la décadence des Romains n'avaient pù paraître qu'en Hollande. Et l'auteur avait eu soin de cacher son nom pour éviter des tracasseries, ou des ennuis plus grands.

Espérait-il être plus heureux avec l'Esprit des lois? je ne le crois guère. Malesherbes, dit-on, aurait voulu qu'on publiât en France un livre qui faisait honneur à la nation; on ne voit pas que l'auteur y ait songé.

Même en imprimant son livre à l'étranger, et sous le voile de l'anonyme, Montesquieu ne se dissimulait point qu'en France on pouvait lui demander compte de sa hardiesse 1. Cette crainte l'obligeait à voiler sa pensée; c'est ce qui explique comment cet esprit si net, si clair, si vif, a trop souvent l'air de parler par énigmes, en laissant au lecteur le soin de deviner le mot qu'il serait dangereux de prononcer.

Les contemporains ne s'y trompaient pas, on en peut juger par ce passage de d'Alembert :

« Nous disons de l'obscurité que l'on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d'ordre. Ce qui seroit obscur pour les lecteurs vulgaires, ne l'est pas pour ceux que l'auteur a eus en vue; d'ailleurs l'obscurité volontaire n'en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l'énoncé absolu et direct auroit pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper; et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seroient nuisibles, sans qu'elles fussent perdues pour les sages. 2 ».

1. Le livre avait beau être imprimé à l'étranger, sous le voile de l'anonyme, le gouvernement qui laissait l'ouvrage circuler en France ne s'en croyait pas moins le droit de demander à l'auteur des suppressions ou des cartons; trop heureux l'écrivain quand on s'en tenait là. Une lettre publiée par M. Parrelle, dans l'édition Lefèvre, nous garde une réponse de Montesquieu à M. d'Argenson directeur de la librairie, qui lui avait ordonné d'envoyer à Paris les cartons de l'Esprit des lois. Cette lettre, qu'on trouvera dans la Correspondance, est datée de Genève le 17 février 1749. Elle est signée DE MONTESQUIEU. Jamais à notre connaissance Montesquieu n'a signé de cette façon, et il n'était pas à Genève en 1749. Le fond de la lettre n'a rien d'invraisemblable, mais il y a là un petit mystère qu'il faudrait expliquer.

2. Eloge de Montesquieu.

De là vient que Montesquieu exprime presque toujours son opinion sous forme conditionnelle quand il parle de la France ou de l'Angleterre. Alors même que son jugement est arrêté, il le cache sous une hypothèse qui n'engage à rien, et qu'on peut toujours désavouer. Qu'on lise, par exemple, deux de ses plus beaux essais, le chapitre sixième du livre onze, intitulé: De la Constitution d'Angleterre, et le chapitre vingt-septième du livre dix-neuf, intitulé: Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d'une nation, on sentira la portée de cette observation. Dans ce dernier chapitre, qui contient une étude très-fine des mœurs anglaises, l'Angleterre n'est pas même nommée; les réflexions les plus justes y sont enveloppées d'un nuage dont il n'est pas toujours aisé de les tirer. Au milieu du XVIIe siècle, Montesquieu, par une vue de génie, a prédit la grandeur future de l'Amérique du Nord; il en donne la raison; mais pour reconnaître la prophétie, il faut y regarder de près, car voici comment elle est faite :

« Si cette nation (Montesquieu ne dit nulle part le nom de cette nation habitoit une ile.., si elle envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus pour étendre son commerce que sa domination.

« Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on trouve établi chez soi, elle donneroit au peuple de ses colonies la forme de son gouvernement propre; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverroit habiter'.

Je crois, avec d'Alembert, qu'au dernier siècle, la société lettrée qui lisait l'Esprit des lois devinait aisément ces allusions transparentes; peut-être même y trouvait-elle un plaisir raffiné. Mais la science ne s'accommode pas d'énigmes et de sous-entendus; il n'y a jamais trop de clarté pour elle; ce qu'elle aime, c'est la vérité toute nue. Ces épigrammes demi-voilées, c'est de l'Esprit sur les lois, comme disait la

1. Esprit des Lois, XIX. XXVII.

maligne Mme Du Deffant; et tout cela a vieilli, car rien ne se fane plus vite que le bel esprit.

Montesquieu avait une excuse; il lui semblait inutile. de braver un pouvoir ombrageux. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'en ce point il ait fait école. Ce qui chez lui était un défaut calculé est devenu un tic chez ses imitateurs. Benjamin Constant, dans le plus profond de ses écrits: De l'esprit de conquête et de l'usurpation; Daunou, dans ses Garanties individuelles; Tocqueville, dans sa Democratie en Amérique, tourmentent leur langage pour parler de l'Empire, de la Restauration, de la République, comme si jamais l'Empire, la Restauration, la République n'avaient existé. Avec plus de simplicité et moins de travail, Benjamin Constant et Tocqueville auraient fait chacun un chefd'œuvre, tandis que dans leurs écrits, si remarquables qu'ils soient d'ailleurs, la forme embrouille et obscurcit la pensée.

Revenons à Montesquieu. Il y avait longues années que l'Esprit des lois était commencé, et que l'auteur en lisait des chapitres à ses amis, lorsqu'il se décida à achever et à publier l'œuvre de toute sa vie. Enfermé à la Brède en 1743 et 1744, n'ayant pas un sou pour aller à Paris, « dans cette ville qui dévore les provinces, et que l'on prétend donner des plaisirs parce qu'elle fait oublier la vie », il travaille sans relâche; mais sa vie avance, et l'ouvrage recule à cause de son immensitė1. En 1745, le livre prend figure. Au mois de février, Montesquieu invite son cher Guasco à venir chez un autre de ses amis, le président Barbot, pour commencer la lecture du grand ouvrage ; « il n'y aura, dit-il, que vous avec le président et mon fils; vous y aurez pleine liberté de juger et de critiquer 2. >>

Au commencement de 1746, Montesquieu est à Paris,

1. Lettre à Monseigneur Cerati, du 16 janvier 1745. 2. Lettre à l'abbé de Guasco, du 10 février 1745.

l'œuvre est fort avancée, et l'abbé de Guasco se chargera de faire imprimer l'Esprit des lois en Hollande.

« Vous avez bien deviné, écrit Montesquieu au fidèle abbé, et depuis trois jours j'ai fait l'ouvrage de trois mois; de sorte que si vous êtes ici au mois d'avril, je pourrai vous donner la commission dont vous voulez bien vous charger pour la Hollande, suivant le plan que nous avons fait. Je sais à cette heure ce que j'ai à faire. De trente points je vous en donnerai vingt-six1; or, pendant que vous travaillerez de votre côté, je vous en rrai les quatre autres 2 ».

Mais l'auteur n'a pas songé à la dissipation des dîners et des soupers de Paris, car au mois d'août l'ouvrage n'est pas prêt, et Montesquieu ne veut plus que l'impression se fasse en Hollande, « encore moins en Angleterre, qui est une ennemie avec laquelle il ne faut avoir de commerce qu'à coups de canon3». Le 6 décembre, il écrit à Guasco:

« Mon cher abbé, je vous ai dit jusqu'ici des choses vagues, et en voici de précises. Je désire de donner mon ouvrage le plus tôt qu'il se pourra. Je commencerai demain à donner la dernière main au premier volume, c'està-dire aux treize premiers livres, et je compte que vous pourrez les recevoir dans cinq ou six semaines. Comme j'ai des raisons très-fortes pour ne point tâter de la Hollande, et encore moins de l'Angleterre 5, je vous prie de me dire si vous comptez toujours de faire le tour de la Suisse avant le voyage des deux autres pays. En ce cas il faut que vous quitticz sur-le-champ les délices du Languedoc; et j'enverrai le paquet à Lyon, où vous le trouverez à votre passage. Je vous laisse le choix entre Genève, Soleure et Bâle. Pendant que vous feriez le voyage, et que l'on commenceroit à travailler sur le premier volume, je travaillerai au second, et j'aurai soin de vous le faire tenir aussitôt que vous me le marqueriez; celui-ci sera de dix livres 6 et le troisième de sept 7; ce seront des volumes in-4°. J'attends votre réponse là-dessus, et si je puis compter que vous partirez sur-le-champ, sans vous arrêter ni à droite ni à gauche. Je souhaite ardemment que mon ouvrage ait un parrain tel que vous. »

1. Ces points sont les livres terminés. Montesquieu emploie sans doute ces termes figurés pour dépister la trop grande curiosité de la poste.

2. Lettre à l'abbé de Guasco, de Paris 1746.

3. Lettre à l'abbé de Guasco, de Paris 1746.

4. Ces treize premiers livres contiennent tout ce qui concerne le gouvernement.

5. La France était en guerre avec l'Angleterre.

6. Livres XIV

– XXIII, climat, terrain, commerce et population.

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En 1747, nouveau retard et nouveau changement. C'est toujours l'abbé de Guasco qui fera imprimer l'ouvrage, mais Montesquieu est d'avis de le faire imprimer en cinq volumes in-12 (toujours sa division); il se réserve d'y ajouter quelque jour un sixième volume qui contiendra un supplément. « Je suis accablé de lassitude, écrivait-il à Monseigneur Cerati, je compte me reposer le reste de mes jours 1. »

Enfin, au mois de mai 1747, près de partir pour la Lorraine, et craignant de fatiguer son ami, Montesquieu remet le manuscrit de l'Esprit des lois à M. Sarrasin, résident de Genève en France. C'est Barillot qui sera chargé de l'impression; c'est Jacob Vernet, professeur en théologie et ministre de l'Église de Genève, qui reverra les épreuves.

Montesquieu avait connu J. Vernet à Rome, et leur liaison n'avait jamais été interrompue. Vernet accepta la charge délicate que lui offrait le grand écrivain; et tant que dura l'impression du livre, il fut en correspondance régulière avec l'auteur, qui lui envoyait courrier par courrier ses additions et ses corrections. Le biographe de J. Vernet nous dit qu'il a eu entre les mains ces premières variantes de l'Esprit des lois. « Elles sont curieuses, ajoute-t-il; Montesquieu avoit si fortement médité son sujet, qu'il n'eut aucune idée importante à modifier; mais il étoit singulièrement attentif au choix des tours et des expressions; il prioit souvent son éditeur de faire substituer un certain mot à un autre, et dans ces légers changements, qui étoient presque toujours motivés, on voit avec quel goût il les composoit. >>

Ce n'était pas seulement par délicatesse de goût que Montesquieu pesait chaque mot; c'était aussi par prudence. Semblable en ce point, comme en beaucoup d'autres, à son compatriote Montaigne, l'auteur de l'Esprit des lois, le plus

1. Lettre du 31 mars 1747.

2. Mémoire historique sur la vie et les ouvrages de M. J. Vernet, professeur en théologie, etc. Paris et Genève, 1790. L'auteur est, dit-on, M. Saladin.

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