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et son rôle politique 1, il a senti que les révolutions du commerce atteignaient la société tout entière, et en modifiaient les idées et les institutions. C'était une vue particulière qui avait occupé longtemps Montesquieu 2; aussi y attachait-il une grande importance, et avait-il eu soin de faire dresser une carte géographique pour servir à l'intelligence des articles qui concernent le commerce 3, carte qu'on a eu tort de supprimer dans les éditions modernes, car elle seule permet de suivre et de comprendre l'auteur, quand il recherche les principales. différences du commerce des anciens avec celui de son temps.

Une fois qu'on connaît le plan suivi par Montesquieu, il est aisé de résoudre un problème, que trop peu de gens se sont posé, avant de critiquer l'Esprit des lois. Qu'est-ce que Montesquieu a voulu faire? Une histoire du droit, c'est-à-dire une explication du passé, servant de leçon à l'avenir? Une philosophie de la politique, c'est-à-dire un système établissant des règles invariables à l'usage des gouvernements futurs? C'est en ce dernier sens qu'on l'entend et qu'on le cite d'ordinaire; il est difficile de se méprendre plus complétement sur la pensée de l'auteur.

Dès le début, Montesquieu s'est plaint qu'on ne voulait pas l'entendre. Ce n'est pas mon livre qu'on critique, disait-il, c'est celui qu'on a dans la tête; et il ajoutait :

« Comment a-t-on pu manquer ainsi le sujet et le but d'un ouvrage qu'on avoit devant les yeux? Ceux qui auront quelques lumières verront, du premier coup d'œil, que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense, puisqu'il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes; puisque l'auteur distingue ces institutions; qu'il examine celles qui conviennent le plus à la société, et à chaque société; qu'il en cherche l'origine; qu'il en découvre les causes physiques et morales; qu'il examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, et

1. Esprit des lois, XXII, x et XVI. 2. Ibid., XXI, XVIII, note 1.

3. Titre de l'édition de 1749.

4. Voyez le livre XXI tout entier.

celles qui n'en ont aucun; que de deux pratiques pernicieuses il cherche celle qui l'est plus et celle qui l'est moins; qu'il y discute celles qui peuvent avoir de bons effets à un certain égard et de mauvais dans un autre. Il a cru ses recherches utiles, parce que le bon sens consiste beaucoup à connoître les nuances des choses 1.

En d'autres termes, Montesquieu a fait rentrer le droit et la politique dans la classe des sciences expérimentales; et il a créé du même coup l'histoire du droit et la législation comparée.

Cette conception nous explique un des points les plus obscurs de l'Esprit des lois.

On a souvent reproché à Montesquieu sa division des gouvernements. Aristote avait introduit dans la science une division d'une simplicité parfaite. Le philosophe reconnaît trois espèces de gouvernement celui d'un seul, celui de quelques-uns, celui du plus grand nombre. Mais le chiffre des gouvernants ne fait pas le vice ou la bonté d'un régime; c'est là une erreur grossière, quoique fort à la mode aujourd'hui; un gouvernement est bon quand il a pour objet l'intérêt et le bonheur général; il est mauvais quand il ne fait que servir l'égoïsme de ceux qui ont le pouvoir en main. Aristote distingue donc la royauté de la tyrannie qui n'est que la corruption ou la perversion de la royauté. Il oppose également l'aristocratie à l'oligarchie, et la république à la démagogie.

Au lieu d'adopter cette classification naturelle, Montesquieu rompt avec la tradition, et distingue trois espèces de gouvernement le Républicain, dans lequel il fait entrer tant bien que mal la démocratie et l'aristocratie, le Monarchique et le Despotique. « Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies; au lieu que dans le

1. Défense de l'Esprit des lois, seconde partie, Idées générales.

despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et ses caprices'. »

Il ne faut pas de longues réflexions pour voir que cette division est peu régulière; elle ne satisfait pas l'esprit comme les catégories d'Aristote. Rien de plus aisé que de condamner Montesquieu; mais d'où vient qu'un si beau génie n'ait pas suivi le chemin battu? Est-ce désir de ne pas imiter Aristote? Est-ce manie de se distinguer? Cela est puéril et indigne de l'auteur. Non, il y a une raison que je crois avoir trouvée. Les Lettres persanes vont nous expliquer l'Esprit des lois. Ce n'est pas en ce point seulement qu'elles en sont le commentaire le plus sûr.

Dans la CXXXI® lettre persane, datée de 1719, par conséquent antérieure de vingt-neuf ans à la publication de l'Esprit des lois, Rhédi écrit de Venise à son ami Rica :

« Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe, c'est l'histoire et l'origine des Républiques...

« L'amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce dans l'indépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les villes grecques trouvèrent des alliés dans l'Asie Mineure; elles y envoyèrent des colonies aussi libres qu'elles, qui leur servirent de remparts contre les entreprises des rois de Perse. Ce n'est pas tout la Grèce peupla l'Italie; l'Italie, l'Espagne, et peut-être les Gaules... Ces colonies grecques apportèrent avec elles un esprit de liberté qu'elles avoient pris dans ces deux pays. Aussi on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchie dans l'Italie, l'Espagne, les Gaules.

...

«Tout ceci se passoit en Europe; car, pour l'Asie et l'Afrique, elles ont toujours été accablées par le despotisme, si vous en exceptez quelques villes de l'Asie Mineure dont nous avons parlé, et la république de Carthage en Afrique.

... «Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d'Europe, et la servitude pour celui des peuples d'Asie.

« César opprime la république romaine, et la soumet à un pouvoir arbitraire.

« L'Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent, et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.

« Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du Nord, se

1. Esprit des lois, II, 1.

répandirent comme des torrents dans les provinces romaines, et trouvant autant de facilités à faire des conquêtes qu'à exercer leurs pirateries, elles démembrèrent l'Empire et fondèrent des royaumes. Ces peuples étoient libres, et ils bornoient si fort l'autorité de leurs rois, qu'ils n'étoient proprement que des chefs ou des généraux... Quelques-uns même de ces peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposoient leurs rois dès qu'ils n'en étoient pas satisfaits, et chez les autres l'autorité du prince étoit bornée de mille manières différentes; un grand nombre de seigneurs la partageoient avec lui; les guerres n'étoient entreprises que de leur consentement; les dépouilles étoient partagées entre le chef et les soldats; aucun impót en faveur du prince; les lois étoient faites dans les assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces États qui se formèrent des débris de l'empire romain. »

Il y aurait plus d'une réserve à faire sur certains passages de cette lettre; il faut être Persan pour parler de la douceur romaine, pour croire que la Grèce a peuplé l'Italie, et que l'Italie à son tour a peuplé l'Espagne et peut-être les Gaules; mais le fonds des idées est vrai. C'est chez les Grecs et les Romains qu'il faut chercher la République, telle que l'entend Montesquieu; le despotisme a toujours régné en Orient, et c'est seulement en Europe et après l'invasion germanique qu'on a vu naître des monarchies tempérées. Voici les trois espèces de gouvernement, suivant l'Esprit des lois. La classification de Montesquieu n'est pas philosophique comme celle d'Aristote; elle est historique. L'antiquité classique, l'Orient, l'Europe moderne, et surtout la France, voilà les trois grandes masses que l'auteur a pris pour sujet de ses études; voilà ce qu'il ne faut jamais oublier quand on lit l'Esprit des lois. Les observations sont particulières, et par conséquent les réflexions ne sont justes que dans la limite des faits observés. Rien de plus aisé que de prendre Montesquieu en défaut, si l'on veut en faire un théoricien, dictant des lois à l'humanité. Mais on admirera toujours sa profondeur et sa finesse, si on veut entrer dans l'esprit de son livre, et si on traduit la République par Athènes ou Rome, le Despotisme par la Turquie, et la Monarchie par la France.

Les Principes, qui distinguent chacun de ces gouvernements,

ne peuvent laisser aucun doute sur la pensée de Montesquieu. La vertu, ou l'amour de la patrie et de l'égalité, était bien l'âme des républiques grecques et romaines; la crainte est le grand ressort du despotisme oriental; l'honneur, ce dévouement à la personne, ce sentiment singulier qui est plein de grandeur, et qui cependant n'exclut pas la bassesse, ne se trouve que chez les peuples qui ont passé par la féodalité et la chevalerie. Il n'y avait pas de point d'honneur chez les Romains; il n'y en a pas chez les Turcs, les Grecs, ni les Juifs. L'observation est juste et vraie, mais ce n'est pas la loi universelle de toutes les royautés possibles que constate Montesquieu; ce qu'il nous donne, c'est le secret de la vieille monarchie; ce qu'il nous explique, et ce que personne n'avait indiqué avant lui, c'est comment en France la liberté des esprits et des cœurs a pu se concilier avec la servitude des institutions.

Maintenant que nous savons ce que c'est que l'Esprit des lois, il nous est aisé de comprendre comment Montesquieu a pu s'écrier: « Je le dis, et il me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le prouver l'esprit de modération doit être celui du législateur1. » Chez lui la modération ne tient pas seulement à la largeur des idées, à une bonté native, elle est le fruit de sa méthode, le dernier mot de ses recherches. Un théoricien qui tire de son cerveau une constitution de toutes pièces, prête volontiers au monde l'absolu de sa pensée. Rien ne lui semble plus naturel que de plier les hommes à sa guise; toute plainte est une révolte, toute résistance un obstacle qu'il faut briser. En politique, tout faiseur de systèmes est doublé d'un despote. Il n'en est pas de même pour celui qui étudie l'infinie variété des choses humaines; il ne lui faut pas longtemps pour voir que dans la société, comme dans la nature, tout se tient, et qu'il est difficile de toucher à la moindre partie sans ébranler l'ensemble. Montesquieu est

1. Esprit des lois, XXIX, 1.

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