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On sent bien qu'il ne faut point de censeurs dans les gouvernements despotiques. L'exemple de la Chine semble déroger à cette règle; mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement1.

1. V. inf. VIII, xx1, et XIX, XVI.

CONSÉQUENCES DES PRINCIPES

DES DIVERS GOUVERNEMENTS

PAR RAPPORT

A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME DES JUGEMENTS

ET L'ÉTABLISSEMENT DES PEINES.

CHAPITRE PREMIER.

DE LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES DANS LES DIVERS

GOUVERNEMENTS.

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions; elles doivent être conservées; elles doivent être apprises, pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'État.

Dans une monarchie, l'administration d'une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l'honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces États tant de règles, de restrictions, d'extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire un art de la raison même.

La différence de rang, d'origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens; et des lois relatives à la constitution de cet État peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts ou conquêts; dotaux, paraphernaux; paternels et maternels; meubles de plusieurs espèces; libres, substitués; du lignage ou non; nobles en francaleu, ou roturiers; rentes foncières, ou constituées à prix d'argent. Chaque sorte de bien est soumise à des règles particulières; il faut les suivre pour en disposer : ce qui ôte encore de la simplicité 1.

Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la Noblesse eût un certain bien, c'est-à-dire que le fief eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dù produire bien des variétés par exemple, il y a des pays où l'on n'a pu partager les fiefs entre les frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d'étendue.

Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connoît rien, et ne peut avoir d'atten

1. C'est un des grands bienfaits de la Révolution que d'avoir fait disparaître toutes ces distinctions féodales. Cette égalité des biens a coupé jusqu'à la racine les antiques priviléges de la Noblesse; elle a fait de la France une démocratie.

2. B. Il a fallu que la Noblesse eût une une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince.

tion sur rien; il lui faut une allure générale; il gouverne par une volonté rigide qui est partout la même; tout s'aplanit sous ses pieds.

A mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que les juges qui se succèdent pensent différemment; ou parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues; ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C'est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l'esprit des gouvernements modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l'incertitude des lois.

Dans les gouvernements où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu'il y ait des priviléges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions.

Un des priviléges le moins à charge à la société, et surtout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un tribunal plutôt que devant un autre 1. Voilà de nouvelles affaires; c'est-à-dire, celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider 2.

1. C'est ce qu'on appelait le droit de Committimus.

2. Y a-t-il au contraire un privilége plus onéreux à la société que de voir des particuliers, des communautés riches et puissantes, jouir du droit d'obliger leurs vassaux, leurs fermiers, leurs débiteurs enfin, ou leurs créanciers, à venir des extrémités d'un grand royaume pour défendre leurs droits dans la capitale? N'est-ce pas leur avoir accordé le droit de les ruiner, de les opprimer, de les réduire à l'impuissance d'obtenir la justice qui leur est due? (Extraits du livre de l'Esprit des lois, p. 330). — La Révolution a corrigé cet abus.

Les peuples des États despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu'il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l'on y contracte avec des filles esclaves, font qu'il n'y a guère de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves, qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître, se règlent par eux, et non par les magistrats.

J'oubliois de dire que ce que nous appelons l'honneur, étant à peine connu dans ces États, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même; tout est vide autour de lui. Aussi, lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rarement nous parlent-ils de lois civiles 1.

1. Au Mazulipatan, on n'a pu découvrir qu'il y eût de loi écrite. Voyez e Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des ndes, t. IV, part. 1, p. 391. Les Indiens ne se règlent, dans les jugements, que sur de certaines coutumes. Le Vedam [lisez les Védas] et autres livres pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. Voyez Lettres édifiantes, quatorzième recueil. (M.) Montesquieu se trompe. Chez les Indiens, il y a une jurisprudence beaucoup plus développée qu'il ne l'imagine. Il en est de même chez les Turcs et les Arabes. Le Coran est sans doute la loi principale, la source du droit; mais il y a des

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