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le savez; encore n'est-ce pas moi qui vous en informe; donc, cette lettre a encore été

PERDUE!

Mon cher ami, il y a quelque chose d'extraordinaire dans tout cela qu'il faut absolument éclaircir.

Marescot est parti ces jours-ci pour la province; je le rencontrai chez mon imprimeur dernièrement, et il m'apprit qu'il allait écrire à M. Dupart pour son argent. Dans le cas même où il serait ici, je serais absolument incapable de le lui donner; car je suis dans ce moment avec ma pension payée et vingt francs. Je dois recevoir deux cents francs de Troupenas dans quelques jours, pour les corrections de Guillaume Tell que je fais pour lui. Je suis toujours ainsi, mille fois plus gueux qu'un peintre; je n'ai en tout que deux élèves qui me rapportent quarante-quatre francs par mois. Mon père m'envoie de l'argent de temps en temps; puis, quand j'ai pris mes mesures pour être un peu à l'aise, viennent ses commissions, qu'il faut presque toujours payer, qui dérangent toute mon économie. Je vous dois, je dois encore plus de cent francs à Gounet; cette gêne perpétuelle, ces idées de dettes, quoiqu'elles soient contractées envers des amis éprouvés, me tourmentent continuellement. D'un autre côté, votre

père couve toujours l'absurde idée que je suis un joueur, moi qui n'ai jamais touché une carte ni mis le pied dans une maison de jeu. Cette pensée qu'aux yeux de vos parents notre liaison n'est pas des plus avantageuses pour vous me met hors de moi.

Ne m'envoyez pas votre Dernière Nuit de Faust. Si je l'avais entre les mains, je ne pourrais résister; cependant mon plan de travail est tracé pour longtemps. J'ai à faire une immense composition instrumentale pour mon concert de l'année prochaine, auquel il faudra bien que vous assistiez. Si je réussis dans votre chanson de Brigands que je trouve sublime, vous ne l'attendrez pas longtemps. On grave nos mélodies; dès qu'elles paraîtront, nous vous les expédierons : ce qui ne veut pas dire que vous les recevrez. Plusieurs vous plairont, je l'espère. Nous les faisons graver à nos frais, Gounet et moi, et nous comptons y gagner au bout de quelque temps. Avez-vous les Contes fantastiques d'Hoffman? C'est fort curieux!

Quand vous verrons-nous ici? Écrivez-moi donc plus souvent, je vous en prie en grâce. Adieu; je vous embrasse.

XXIV

Mon cher ami,

Paris, 6 février 1830.

Votre lettre et les trente-cinq francs qu'elle contenait me sont parvenus cette fois. Marescot n'est pas à Paris; dès qu'il sera revenu, je les lui remettrai. Je frémis en songeant à ce que vous devez souffrir de vos dents; si cela peut vous consoler, je vous dirai que je suis à peu près dans le même cas; toutes mes dents se carient peu à peu, et, le mois dernier, je souffrais comme un damné! J'ai essayé de plusieurs eaux spiritueuses; le paraguay-roux, dont j'avais beaucoup entendu parler, a calmé en deux jours une douleur terrible, causée par une dent creuse; je remplissais le creux avec du coton imbibé, et je me gargarisais la bouche avec de l'eau dans laquelle j'avais versé quelques gouttes du spécifique; essayez-en, ne négligez rien; mais j'ai un autre mal dont rien, à ce qu'il paraît, ne pourra me guérir, qu'un spécifique contre la vie.

Après quelque temps d'un calme troublé violemment par la composition de l'Élégie en prose qui termine mes Mélodies, je viens d'être replongé dans toutes les angoisses d'une intermi

nable et inextinguible passion, sans motif, sans sujet. Elle est toujours à Londres, et cependant je crois la sentir autour de moi; tous mes souvenirs se réveillent et se réunissent pour me déchirer; j'écoute mon cœur battre, et ses pulsations m'ébranlent comme les coups de piston d'une machine à vapeur. Chaque muscle de mon corps frémit de douleur... Inutile!... Affreux !...

Oh! malheureuse! si elle pouvait un instant concevoir toute la poésie, tout l'infini d'un pareil amour, elle volerait dans mes bras, dût-elle mourir de mon embrassement.

J'étais sur le point de commencer ma grande symphonie (Épisode de la vie d'un artiste), où le développement de mon infernale passion doit être peint; je l'ai toute dans la tête, mais je ne puis rien écrire... Attendons.

Vous recevrez, en même temps que ma lettre, deux exemplaires de mes chères Mélodies; un artiste du Théâtre-Italien de Londres vient d'en emporter pour Moore, qu'il connaît et à qui nous les avons dédiées. Adolphe Nourrit vient de les adopter pour les chanter aux soirées où il va habituellement.

Il s'agit maintenant de les faire annoncer; mais je n'ai plus d'activité...

Mon cher ami, écrivez-moi souvent et longue

ment, je vous en supplie; je suis séparé de vous; que vos pensées me parviennent du moins. Il m'est insupportable de ne pas vous voir; faut-il qu'à travers les nuages chargés de foudre qui grondent sur ma tête un seul rayon de l'astre paisible ne puisse venir me consoler!...

Adieu donc; j'attends une lettre de vous dans neuf jours, si votre état maladif vous permet d'écrire.

Votre fidèle ami.

XXV

Mon cher ami,

Paris, 16 avril 1830.

J'ai demeuré bien longtemps sans vous écrire, mais j'ai aussi vainement attendu la lettre que vous deviez m'adresser par Auguste à son passage à Paris; depuis ma dernière, j'ai essuyé de terribles rafales, mon vaisseau a craqué horriblement, mais s'est enfin relevé ; il vogue à présent passablement. D'affreuses vérités, découvertes à n'en pouvoir douter, m'ont mis en train de guérison; et je crois qu'elle sera aussi complète que ma nature tenace peut le comporter. Je viens de sanctionner ma résolution par un ouvrage qui

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