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m'écrire que quinze jours après mon départ, afin de ne pas demeurer trop longtemps ensuite sans avoir de vos nouvelles; mais je viens vous engager aujourd'hui à le faire le plus tôt possible, parce que j'espère que vous ne serez pas assez paresseux pour vous contenter de m'écrire une fois et pour me laisser languir pendant deux mois, comme l'homme de la douleur éloigné du rocher de l'Espérance et qui voudrait bien aller prendre une glace à la vanille chez Tortoni (Poitier, in. lib. Blousac, page 32).

J'ai fait un voyage assez ennuyeux jusqu'à Tarare; là, étant descendu pour monter à pied, je me suis trouvé, comme malgré moi, engagé dans la conversation de deux jeunes gens qui m'avaient l'air dilettanti et dont, comme tels, je ne m'approchais guère. Ils ont commencé à m'apprendre qu'ils allaient au mont Saint-Bernard faire des paysages et qu'ils étaient élèves de peinture de MM. Guérin et Gros; sur quoi, je leur ai appris à mon tour que j'étais élève de Lesueur; ils m'ont fait beaucoup de compliments sur le talent et le caractère de mon maître; tout en causant, l'un des deux s'est mis à fredonner un chœur des Danaïdes.

Les Danaïdes! me suis-je écrié; mais vous n'êtes donc pas dilettante?...

Moi, dilettante? m'a-t-il répliqué; j'ai vu trente-quatre fois Dérivis et madame Branchu dans les rôles de Danaüs et d'Hypermnestre.

Oh!...

Et nous nous sommes sautés au col sans autre

préambule.

Ah! monsieur, madame Branchu!... ah! M. Dérivis!... Quel talent!... quel foudre!

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Je le connais beaucoup Dérivis, a dit l'autre.

Et moi donc j'ai l'avantage de connaître également la sublime tragédienne lyrique.

-Ah! monsieur, que vous êtes heureux! On dit que, indépendamment de son prodigieux talent, elle est, en outre, fort recommandable par son esprit et ses qualités morales.

Certainement, rien n'est plus vrai.

Mais, messieurs, leur ai-je dit, comment se fait-il que, n'étant pas musiciens, vous n'ayez point été infectés du virus dilettantique, et que Rossini ne vous ait pas fait tourner le dos au naturel et au sens commun?

- C'est, m'ont-ils répondu, qu'étant habitués à rechercher en peinture le grand, le beau et surtout le naturel, nous n'avons pu le méconnaître dans les sublimes tableaux de Glück et de Saliéri, non plus que dans les accents à la fois tendres, déchirants et terribles de madame Branchu et de

son digne émule. Conséquemment, le genre de musique à la mode ne nous entraîne pas plus que ne le feraient des arabesques ou des croquis de l'école flamande.

A la bonne heure, mon cher Ferrand, à la bonne heure! voilà des gens qui sentent, voilà des connaisseurs dignes d'aller à l'Opéra, dignes d'entendre et de comprendre Iphigénie en Tauride. Nous nous sommes donné mutuellement nos adresses, et nous nous reverrons à Paris au retour. Avez-vous revu Orphée, avec M. Nivière, et l'avez-vous saisi passablement?...

Adieu; tout va bien pour moi : mon père est tout à fait dans mon parti, et maman parle déjà avec sang-froid de mon retour à Paris.

II

Votre ami.

Paris, 29 novembre (1827).

Mon cher Ferrand,

Vous avez gardé un silence inexplicable à mon égard, ainsi qu'à l'égard de Berlioz et de Gounet. Je sais que vous avez fait une seconde maladie, plusieurs personnes nous l'ont appris; mais 1. Auguste Berlioz.

n'aviez-vous pas à votre disposition la plume de votre frère pour nous faire part de votre convalescence? Pourquoi nous laisser ainsi dans l'inquiétude? Nous avons cru pendant longtemps que vous étiez allé en Suisse.

Mais, disais-je toujours, quand cela serait, je n'y vois pas une raison pour ne pas nous écrire: il y a des postes en Suisse comme ailleurs.

Je crois donc qu'il faut attribuer votre silence, non pas à l'oubli, mais à l'insouciance mêlée de paresse dont vous êtes abondamment pourvu. J'espère cependant que vous retrouverez assez d'activité pour me répondre.

Ma Messe a été exécutée le jour de la SainteCécile avec un succès double de la première fois; les petites corrections que j'y avais faites l'ont sensiblement améliorée; le morceau

Et iterum venturus

surtout, qui avait été manqué la première fois, a été exécuté, celle-ci, d'une manière foudroyante, par six trompettes, quatre cors, trois trombones et deux ophicléides. Le chant du choeur qui suit, que j'ai fait exécuter par toutes les voix à l'octave,

9

Cuivre.

avec un éclat de cuivre au milieu, a produit sur tout le monde une impression terrible; pour mon compte, j'avais assez bien conservé mon sang-froid jusque-là, et il était important de ne pas me troubler. Je conduisais l'orchestre; mais, quand j'ai vu ce tableau du Jugement dernier, cette annonce chantée par six basses-tailles à l'unisson, ce terrible clangor tubarum, ces cris d'effroi de la multitude représentée par le chœur, tout enfin rendu exactement comme je l'avais conçu, j'ai été saisi d'un tremblement convulsif que j'ai eu la force de maîtriser jusqu'à la fin du morceau, mais qui m'a contraint de m'asseoir et de laisser reposer mon orchestre pendant quelques minutes; je ne pouvais plus me tenir debout, et je craignais que le bâton ne m'échappât des mains. Ah! que n'étiezvous là! J'avais un orchestre magnifique, j'avais invité quarante-cinq violons, il en est venu trentedeux, huit altos, dix violoncelles, onze contrebasses; malheureusement, je n'avais pas assez de voix, surtout pour une immense église comme

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