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Son importance historique n'est cependant pas contestable. Elle résulte du fait que cette proclamation était le premier acte international reconnaissant l'existence d'une question polonaise, et aussi de ce fait que les solutions esquissées étaient évidemment un minimum, en deça duquel aucun gouvernement, aucun congrès, ne saurait demeurer.

L'opinion polonaise, avec un sens politique affiné, comprit à la foi cette importance et cette insuffisance. L'acte des monarques fut salué dans toute la Pologne avec une satisfaction que la presse occidentale eut tort de méconnaitre, mais en même temps avec une réserve marquée. Le peuple polonais comprit qu'on ne lui offrait pas un édifice tout agencé, dans lequel il aurait à s'installer, mais un sol nu sur lequel il le devait bâtir.

Les difficultés qui ne tardèrent pas à s'élever au sujet de l'application de l'acte du 5 novembre, tant entre les Polonais et les occupants qu'entre ceux-ci, sont une preuve évidente de l'insuffisance de ce document. L'acte du 5 novembre créait entre les deux puissances centrales un condominium de droit, avec toutes les difficultés inhérentes à ce genre de souveraineté. En pratique, il ne fit pas cesser, malgré les réclamations des Polonais, le régime des deux zônes d'occupation; et il accentua, en diverses matières, les tendances divergentes des autorités militaires allemandes et austro-hongroises. De l'une à l'autre, des froissements, des différends continuels s'élevèrent. Moins de six mois après le 5 novembre, les difficultés devinrent si aigues que la circulation des journaux entre la zône allemande et la zône autrichienne fut interdite.

Tandis que les fonctionnaires autrichiens, polonais pour la plupart, prenaient au pied de la lettre la proclamation de novembre et faisaient de réels efforts pour gagner la population, deux tendances se manifestaient parmi les Allemands. Les uns, Hakatistes ou Pangermanistes, dont le porte-parole était le chef de l'administration civile, M. de Kries, avaient blâmé la faiblesse de leur gouvernement et faisaient tout leur possible pour en annuler les effets, en prodiguant à la population les vexations et les provocations. Les autres, plus politiques, et parmi eux, le gouverneur, le général de Beseler, s'efforçaient bien d'entrer dans l'esprit de la proclamation du

5 novembre, mais ils s'étonnaient de n'en pas voir les fruits mûrir immédiatement. Ils s'indignaient de l'ingratitude et de la froideur des Polonais. De là des frottements, dont quelques uns dégénérèrent en conflits graves, marquant rapidement la faillite et du condominium et de la liberté polonaise.

Les Polonais, enfin, de leur côté, s'efforcèrent de tirer le plus grand parti de la proclamation du 5 novembre. Mais des divergences se manifestèrent entre eux. Les uns, les Activistes, auraient voulu voir leur pays s'organiser immédiatement et contracter une alliance militaire avec les Empires centraux; les autres, les Passivistes, préféraient patienter et réserver l'avenir; ils refusèrent toute collaboration militaire aux Allemands, qui se vengèrent en mettant des obstacles infinis à l'organisation de l'Etat polonais. Très vite, on dut se convaincre de part et d'autre que les espoirs du 5 novembre avaient duré ce que durent les roses, l'espace d'un matin.

L'année 1917 s'ouvrit sur ces entrefaites. On peut dire, bien que ce ne soit pas strictement exact au point de vue chronologique, qu'elle fut marquée, pour la Pologne, par trois grands événements-l'accession au trône de Charles Ier, la révolution russe, et l'intervention des Etats-Unis.

L'acte du 5 novembre, si contraire en apparence aux tendances générales de la politique allemande, semble avoir causé à Pétrograde un profond étonnement et un certain désarroi. Les manifestations de la politique russe, pendant les mois qui suivirent, furent désordonnées et contradictoires. La déclaration de M. de Stuermer du 16 novembre était nettement insuffisante; mais, le 2 décembre, M. Trepoff, qui venait de prendre la tête du gouvernement russe, déclara à la Douma que la Russie se devait de reconstituer la Pologne libre dans ses frontières ethnographiques.' Puis le Tsar lui-même affirma, dans un manifeste à ses troupes de terre et de mer, que l'un des devoirs de la Russie était la création de la Pologne libre, composée de ses trois parties, jusqu's présent séparées.' Le 5 janvier 1917, Nicolas II reçut en audience le comte Wielopolski et lui renouvela ces assurances. 'Je suis autorisé,' déclara ensuite le comte. 'à affirmer qu'au cours de mon audience j'ai été informe

que la Pologne unie, dont parle l'ordre du jour de l'empereur, obtiendra un gouvernement parlementaire, avec une diète polonaise et une armée nationale.' Le tsar aurait même été plus précis encore; son idée était, dit-on, de ne laisser subsister, entre la Russie et la Pologne, qu'une union personnelle.

Malheureusement, au même moment, la réponse des Alliés au président Wilson déclarait simplement que la question polonaise serait résolue 'selon les intentions de S. M. l'empereur de Russie.' C'était ravaler le problème au rang d'une question intérieure russe, et manquer la première occasion qui se présentait de donner aux Polonais des certitudes de libération. Car les intentions de S. M. l'empereur de Russie, quelle qu'en fût l'excellence, étaient soumises à trop d'influences et de fluctuations pour offrir aux espoirs de la nation polonaise une base solide. La réponse à M. Wilson a fait beaucoup de mal à la cause des Alliés en Pologne; et le discours de M. Bonar Law, prononcé peu après, ne contribua pas à effacer cette fâcheuse impression. Heureusement l'histoire est plus forte que les hommes; et les causes justes se défendent elles-mêmes lorsque leurs chevaliers les abandonnent. Le secours vint à l'Entente du dehors.

Les premières nouvelles de la révolution russe et l'arrivée au pouvoir de M. Milioukof, qu'on savait médiocrement disposé pour la cause polonaise, ne parurent pas, tout d'abord, extrêmement rassurantes. Mais le gouvernement provisoire, logique avec les principes dont il était né, ne tarda pas à effacer cette impression par un acte de haute politique et de haute portée, qui modifia, de la façon la plus heureuse, les bases mêmes de la politique des Alliés en Pologne. La proclamation du gouvernement provisoire du 30 mars ne laissait rien à désirer par la largeur des termes et leur précision; elle reconnaissait un Etat polonais indépendant, souverain et unifié, ayant à déterminer lui-même, par la majorité, et ses frontières et sa forme de gouvernement. Les Alliés, enfin déliés du poids que faisait peser sur eux la politique polonaise du gouvernement tsariste, s'empressèrent d'adhérer officiellement et solennellement à la proclamation du gouvernement provisoire, afin de lui donner le caractère international et contractuel auquel les Polonais tenaient tant et pour de si bonnes raisons.

'Les Alliés (déclarait la note officielle publiée à ce sujet) ont tenu à affirmer devant l'opinion publique et devant le peuple polonais tout entier qu'ils se sentent solidaires avec la Russie dans la pensée de faire revivre la Pologne dans son intégrité.' M. Albert Thomas, en mission en Russie, déclarait de son côté, au nom du gouvernement français,' en présence du Comité national polonais de Pétrograde: 'Pour nous la question polonaise est une question internationale, une question européenne.'

Toutefois, le caractère éminemment provisoire du gouvernement russe n'était pas sans affaiblir la portée de ces manifestations aux yeux du peuple polonais; et, le 6 avril, le Conseil d'Etat polonais avait cru devoir, par égard pour les autorités d'occupation, protester contre la proclamation du 30 mars. Mais bientôt la situation des Alliés fut considérablement renforcée par l'appui que vint lui prêter le président des Etats-Unis.

Dès le 22 janvier, le président Wilson, dans message au Sénat, avait parlé de la question polonaise dans des termes dont l'ampleur et la justesse dénotaient une connaissance parfaite du problème, et des revendications de le nation polonaise. L'insistance que mettait le président américain à affirmer la nécessité de l'unité polonaise commença à rendre de la force aux espoirs assombris d'une partie de la nation. Le soir où le message fut publié à Varsovie, des manifestations enthousiastes eurent lieu devant le consulat des EtatsUnis. La rupture des relations diplomatiques et la guerre entre l'Allemagne et les Etats-Unis vinrent conférer au language du président une force persuasive qui n'a cessé de s'accroître, à mesure que se développait l'effort militaire de l'Amérique. Dès ce moment, et bien davantage depuis que, sur le front d'Occident, la victoire parait sourire au drapeau étoilé, le peuple polonais acquit la certitude que son point de vue serait traduit et soutenu, au congrès de la paix, non seulement par une Russie affaiblie, une Autriche vaincue et une Allemagne hostile, mais encore par le chef d'une grande puissance aux forces inépuisables, à la volonté de fer, et pour lequel le droit des peuples et l'équilibre européen sont de véritables commandements bibliques.

Dès ce moment, on recommença à parler, même en Galicie, de l'unité de la Pologne-ce qui, dans cette lutte

morale, est l'atout des Alliés. Le 28 mai 1917, une réunion des élus de la Galicie, à Cracovie, émit une résolution qui est depuis lors la charte des Polonais d'Autriche, et dans laquelle se trouvent ces mots: L'effort unanime du peuple polonais tend à la restauration d'une Pologne unie et indépendante, ayant libre accès à la mer.' Dans cette formule, qui est celle même des Polonais de Russie, et qu'on n'avait jamais osé, jusqu'alors, exprimer sur le sol autrichien, est contenue une véritable déclaration de guerre à l'Allemagne. Elle est le symptôme du mouvement d'idées provoqué par la révolution russe, encouragé par l'intervention américaine et l'avènement de Charles Ier sur le trône des Habsbourg.

François-Joseph était mort le 21 novembre 1916, deux semaines après la proclamation polonaise, qui fut le dernier acte de son règne. Le jeune homme qui lui avait succédé était un inconnu, appelé à la dignité impériale par le hasard de circonstances tragiques. Il ne tarda pas à révéler le trait fondamental de son caractère, la haine de l'Allemagne, et son dessein d'imprimer un nouveau cours à la politique austro-hongroise. Charles Ier vit dans l'acte du 5 novembre signé par son grand-oncle moribond ce qu'elle était en effet une capitulation des Habsbourg devant le Hohenzollern, une défaite de la conception autrichienne de la question polonaise. Il considérait que la Pologne devait revenir un jour à sa couronne, et ne s'accoutuma pas sans impatience à un condominium moral, qui lui paraissait une méconnaissance de ses droits légitimes.

Subissant fortement l'influence d'une femme ambitieuse, de culture purement italienne, le jeune empereur s'entoura de tout le personnel qui avait gravité autour de l'archiduc François-Ferdinand. Son confident intime, le comte Polzer, était purement tchèque de sentiments. Toutes les pensées et les affections de Charles Ier le portaient vers ses peuples slaves, et lui conseillaient une réorganisation fédérative de son empire.

Il fut encouragé dans cet état d'esprit par la révolution russe, qui délivra la monarchie du péril slave et manifesta, d'autre part, le danger pour les trônes d'une politique hostile aux peuples. Charles Ier rêva de faire de son pays le centre d'attraction du monde slave, et de transporter à Prague ou à Varsovie le centre moral de sa

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