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Le vice du style opposé à cette abondance est la sécheresse et la stérilité. On s'en aperçoit aisément, lorsque, sur un sujet qui demande à être approfondi et développé, l'écrivain demeure, comme Tantale au milieu d'un fleuve, haletant, si j'ose le dire, après l'expression, ou plutôt après la pensée, qui semble lui échapper au moment qu'il croit la

saisir.

Mais un défaut plus fatigant encore est cette loquacité importune qui s'est introduite parmi nous dans le barreau et dans la chaire.

Ce n'est plus ce luxe qu'Antoine estimait dans ses disciples, et qui supposait des richesses; c'est une indigence prodigue; c'est une vaine superfluité de locutions communes, et qui ne prouvent rien, qu'un vide absolu dans l'esprit. Comment démêler la vérité dans le chaos des plaidoiries? Combien de fois les juges ne pourraient-ils pas dire aux avocats ce que les Lacédémoniens disaient à un certain harangueur prolixe : « Nous avons oublié le commen<< cement de ta harangue, ce qui est cause que, n'ayant pas compris le milieu, nous ne saurions répondre à la fin. »

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C'est encore pis, s'il est possible, pour l'éloquence plaidant une petite cause, et que je remarquai dans son discours de la rapidité et de la véhémence (ce qui était de son génie), et dans les mots de l'effervescence et de la redondance ( ce qui était de son âge), je ne l'en estimai pas moins. Je veux que dans l'adolescence s'annonce la fécondité; et il en est du talent comme de la vigne, dont il est plus facile de retrancher des rameaux superflus, que d'obtenir, si le fond est mauvais, qu'elle en produise de nouveaux; je veux de même, dans la jeunesse, trouver quelque chose à émonder les fruits qui mûrissent trop vite ne sauraient conserver longtemps leur suc et leur saveur.»

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ser,

de la chaire. L'usage de parler une heure sur un sujet stérile ou simple; la méthode établie de divide subdiviser, de prouver ce qui est évident, ou d'expliquer ce qui est ineffable; d'analyser, d'amplifier ce qui demanderait, pour frapper les esprits, des touches fortes et de grands traits; voilà ce qui ne fait que trop souvent de l'éloquence de la chaire un babil dont la volubilité nous étourdit, et dont la monotonie nous endort.

Il est certain que les grandes vérités morales et religieuses dont la chaire doit retentir, exigent quelquefois des développements; et c'est là que le style doit employer son abondance, mais avec l'économie que le goût et la raison prescrivent.

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Le sage est ménager du temps et des paroles,

surtout lorsqu'il occupe tout un peuple assemblé. Écoutez Massillon parlant de la tolérance religieuse: « L'Église n'opposa jamais aux persécutions « que la patience et la fermeté; la foi fut le seul glaive avec lequel elle vainquit les tyrans. Ce ne fut pas en répandant le sang de ses ennemis qu'elle multiplia ses disciples : le sang de ses martyrs, << tout seul, fut la semence des fidèles. Ses premiers « docteurs ne furent pas envoyés dans l'univers << comme des lions, pour porter partout le meurtre <«< et le carnage, mais comme des agneaux, pour << être eux-mêmes égorgés. Ils prouvèrent, non en «< combattant, mais en mourant pour la foi, la vé<< rité de leur mission.» (Petit Carême, Ile dimanche.) Écoutez le même, prêchant la bienfaisance à un

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jeune roi. « Toute cette vaine montre qui vous en« vironne, lui dit-il, est pour les autres; ce plaisir (de faire du bien) est pour vous seul. Tout le reste « a ses amertumes, ce plaisir seul les adoucit toutes. « La joie de faire du bien est tout autrement douce «<et touchante que la joie de le recevoir : revenez-y << encore, c'est un plaisir qui ne s'use point: plus on <« le goûte, plus on se rend digne de le goûter. On «< s'accoutume à sa prospérité propre, et on y devient << insensible; mais on sent toujours la joie d'être « l'auteur de la prospérité d'autrui. »( Petit Carême, IV dimanche.)

On voit là sans doute la même idée revenir, et se présenter sous des traits qui semblent les mêmes, mais dont chacun la rend plus vive et plus touchante, et qui, pour émouvoir le cœur, ont la force de l'eau qui tombe goutte à goutte sur le rocher qu'elle amollit enfin.

On trouvera dans Cicéron mille exemples de cette abondance. Il faisait un précepte de l'employer à tenir l'esprit de l'auditeur long-temps attaché sur une méme pensée; et de cet art qu'il enseignait, il est lui-même le plus parfait modèle : je n'en citerai qu'un seul trait, pris de la harangue pour Marcellus, à qui César avait fait grâce. « In armis, militum << virtus, locorum opportunitas, auxilia sociorum,

classes, commeatus multum juvant: maximam « verò partem, quasi suo jure, Fortuna sibi vindi«< cat; et quidquid est prosperè gestum, id penè << omne ducit suum. At verò hujus gloriæ, C. Cæsar, « quam es paulò ante adeptus ( clementiæ et man

« suetudinis), socium habes neminem: totum hoc, «< quantumcumque est, quod certè maximum est, « totum est, inquam, tuum: nihil sibi ex istâ laude << centurio, nihil præfectus, nihil cohors, nihil << turma decerpit. Quin etiam, illa ipsa rerum hu<< manarum domina, Fortuna, in istius se societa<< tem gloriæ non offert: tibi cedit; tuam esse totam « et propriam fatetur *.» ( Pro Marcello, II.)

L'abondance du sentiment n'est pas fatigante, comme celle de l'esprit ; aussi n'y a-t-il que les sujets pathétiques sur lesquels il soit possible de parler d'abondance: expression qui peint vivement cette sorte d'éloquence où, sans préparation, comme sans ordre et sans suite, une âme pleine d'un grand sujet, et profondément pénétrée, répand avec impétuosité les sentiments dont elle est remplie, et fait passer dans toutes les âmes ses rapides émotions.

On a vu dans nos chaires des effets surprenants du pouvoir de cette éloquence. Le véhément Bridaine a déchiré plus de cœurs et fait couler plus de larmes que le savant et profond Bourdaloue, et, si j'ose le dire, que le sublime Bossuet.

*

« Dans les combats, la valeur des troupes, l'avantage du lieu, le secours des alliés, les flottes, les convois, servent beaucoup à celui qui commande. La Fortune, de plein droit, s'attribue la plus grande part au succès; et presque tout ce qui s'est fait d'heureux, elle s'en empare comme de son bien: Mais la gloire, César, que tu viens d'acquérir par la douceur et la clémence, tu ne la partages avec nul autre. Quelque grand que soit ce triomphe, et il est très grand en effet, il t'appartient dans son entier; et de la louange qui t'en revient, tu n'as rien à restituer au centurion, rien au préfet, rien aux cohortes, rien à la multitude. La Fortune elle-même, ce grand arbitre des choses humaines n'a rien à prétendre à ta gloire ; elle te la cède; elle avoue qu'elle est à toi en propre et sans partage.»>

Mais lorsque la force de l'éloquence doit résulter de l'ordre et de l'enchaînement des idées, c'est une imprudence de se livrer à l'inspiration du moment; à moins qu'une longue habitude de l'élocution n'ait mis l'orateur en état de s'abandonner à sa véhémence, sans jamais s'oublier ni se détourner de son but. Ce sont des exceptions rares à ce que Plutarque avait observé des oraisons faites à l'imprévu. << Elles sont pleines, dit-il, de grande nonchalance et de beaucoup de légèreté; car ceux qui parlent ainsi à l'étourdi ne savent là où il faut commencer, ni là où ils doivent achever ; et ceux qui s'accoutument ainsi à parler à la volée, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne savent garder mesure ni moyen en leurs propos, et tombent dans une merveilleuse superfluité de langage. (Traduction d'AмYOT.),

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On raconte, à ce propos, qu'en Italie, où les prédicateurs parlent assez communément d'abondance, l'un d'eux, prêchant sur le pardon des ennemis, après s'être efforcé de persuader à ses auditeurs qu'il fallait non-seulement pardonner à ses ennemis et ne pas leur vouloir du mal, mais encore les aimer et leur faire du bien, emporté par sa véhémence, reprit ainsi : « Mais, me direz<< vous, je n'ai point d'ennemis. Vous n'avez point « d'ennemis, mes frères! et le monde, le péché, la « chair, ne sont-ils pas vos ennemis? >>

C'est ainsi qu'un orateur, dont la marche n'est point réglée, risque souvent de s'égarer. Un prédicateur, après avoir battu la campagne en prêchant

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