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CHAPITRE V.

CLÉMENT D'Alexandrie,

Nous avons vu déjà dans les apologistes grecs que nous avons examinés, une tendance assez marquée à se rapprocher de la philosophie païenne; à y trouver comme une préparation aux vérités du christianisme. Cette tendance, qui va se développer davantage encore, s'explique sans doute par l'origine même des apologistes, sortis pour la plupart de l'école platonicienne; mais ce rapprochement, cette espèce de trêve du moins entre la religion et la philosophie, avait une autre cause et plus générale, qu'il faut faire connaître.

Nous savons qu'à Rome, au second siècle, il se fit comme une fusion religieuse qui, à la faveur d'une tolérance universelle accordée à tous les cultes, même les plus bizarres, permit au christianisme de grandir plus en liberté, et suspendit un moment les persécutions dont il avait été l'objet, même sous les meilleurs empereurs. Ce qui, dans le monde romain, se fit alors pour la religion, se fit, dans le monde grec, pour la

philosophie. Le syncrétisme fut, entre toutes les sectes philosophiques, une trêve et une conciliation momentanée. C'est au sein d'Alexandrie, dans le foyer de toutes les opinions et de toutes les croyances, qu'eut lieu ce rapprochement. Les juifs le commencèrent.

Au moment où parut le christianisme, le judaïsme se partageait en quatre sectes principales : les esséniens, les thérapeutes, les pharisiens et les saducéens. Les thérapeutes et les esséniens semblent, par leurs mœurs pures, comme les précurseurs des chrétiens; ils enseignaient et pratiquaient particulièrement la doctrine de la charité, et ils suivaient la vie contemplative. Les esséniens se donnaient le nom de frères; ils avaient des agapes; ils étudiaient les vertus des plantes. Les thérapeutes, eux, se distinguaient par l'austérité de leurs mœurs; et, sous un climat brûlant, ils combattaient complétement leurs passions par de rigoureuses abstinences. Mais cette révolution morale, opérée dans le judaïsme, n'en gagnait pas toutes les sectes : les pharisiens et les saducéens restaient juifs. Le pharisien était toujours le pharisien de l'Évangile, dur, orgueilleux, sans entrailles; le saducéen, ami du plaisir, ne croyait point à la résurrection, ou pensait qu'elle s'était déjà accomplie; enfin, les samaritains, toujours schismatiques, formaient une secte à part ils furent la source de cette école

juive qui hellénisa le judaïsme, et contribua ainsi au syncrétisme.

Aristobule et Philon furent les chefs de cette

nouvelle école. Ce que Josèphe fit par vanité et pour flatter ses vainqueurs, en essayant de donner au judaïsme une couleur cosmopolite, eux le firent par amour-propre philosophique : ils adoucirent les teintes rudes et prononcées du judaïsme; ils le platonisèrent, si je puis parler ainsi.

Ce travail de fusion, cette tolérance nouvelle de la loi judaïque, était du reste la disposition générale des esprits dans le monde grec, et surtout à Alexandrie. En même temps que Philon y enseignait, un chrétien, un évangéliste, saint Marc y fondait une école de philosophie chrétienne. Pantène, disciple de saint Marc, soutint et étendit la gloire de cette école; mais elle a dù surtout son lustre à un homme dont le nom en est resté inséparable, Clément d'Alexandrie.

Titus Flavius Clément d'Athènes, étudia à Alexandrie, sous Pantène. Après lui, ou plutôt avec lui, il fut maitre de l'école chrétienne d'Alexandrie, et catéchiste des néophytes de cette ville. Il fleurit sous les empereurs Sévère et Antonin Caracalla, et vécut probablement jusqu'au règne d'Héliogabale ou d'Alexandre Sévère, vers l'an 220 de l'ère chrétienne : c'était, nous l'avons vu, une des époques les moins agitées de

l'Église. Doué d'une grande facilité d'écrivain et pourvu d'une profonde érudition, Clément profita de la tranquillité dont jouissaient les chrétiens pour composer différents ouvrages qui n'intéressent pas moins la philosophie que la religion.

pro

Le premier de ces ouvrages est le Discours aux gentils. Ce discours, par plusieurs points, touche aux discours de Justin et d'Athénagore. Clément s'y propose de montrer, comme ils l'avaient prouvé, que les mensonges des poëtes sont le seul fondement de la religion païenne; il fait ressortir le ridicule, l'indécence de leurs fictions avec une verve de franchise qui souvent étonne. Il dévoile avec une singulière variété d'érudition et d'ironie le secret des initiations, la formule des mystères, et, sous des apparences de fondeur, le vide des cérémonies païennes. H oppose à ces origines religieuses, toujours ridicules, souvent honteuses, la pureté et la croyance nouvelle; à ces chantres antiques de la Grèce, pères des fictions, le chantre merveilleux dont il est l'interprète, la parole de Dieu, le Verbe descendu du ciel; et avec des accents presque poétiques, il appelle les Grecs à cette lumière nouvelle. Ce Verbe, les philosophes, les poëtes même l'ont entrevu. Et alors, faisant ce qu'avait fait Justin dans son traité incomplet De la monarchie, Clément rassemble dans les témoignages de l'an

tiquité païenne, les rayons épars de ce Verbe éternel; rayons qui sont venus aux gentils par les barbares, qui eux-mêmes les avaient reçus des prophètes. Dans une péroraison animée et brillante, il adjure donc les Grecs de renoncer à de vaines et coupables fictions, et soit pour les y mieux décider, soit par une dernière habitude de cette imagination grecque que les chrétiens mêmes oubliaient si difficilement, il s'écrie « Viens donc, ò insensé, non plus le thyrse à la main, ni la couronne de lierre sur la tête. Jette le turban de ton Dieu; dépouille les ornements de ses fêtes, reprends ta raison. Je te dévoilerai le Verbe et les mystères du Verbe, en adoptant tes images et tes symboles. Voici la montagne sainte et chérie de Dieu, qui n'a point, comme votre Cithéron, fourni matière aux mélanges de la Fable; montagne sanctifiée par la sagesse, chastes ombrages habités par la pudeur. Là ne s'égarent point, dans les aveugles transports de Bacchus, les sœurs de Sémélé, frappées par la foudre; à leur place tu trouveras les filles de Dieu, vierges éclatantes d'innocence, qui célèbrent les vénérables mystères du Christ en formant de chastes choeurs. » Ainsi, poëte souvent par le ton, Clément semble vouloir, pour mieux combattre le polythéisme, lui emprunter et ses grâces et sa lyre.

Après le Discours aux gentils, vient le Péda

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