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laissant de côté et les dieux et la loi, Tertullien aborde-t-il la véritable question : « Écartons, s'écrie-t-il, les vains prétextes; notre crime, le voici nous n'adorons pas les empereurs; » ce crime, si c'en est un, il l'avoue, et c'est alors que dépouillant les empereurs de ce caractère de divinité qu'on leur avait injurieusement prêté, il les réduit à n'être que des princes placés comme tous les hommes sous la main de Dieu; attaque bien hardie, car ces empereurs sont aussi des pontifes. Ainsi brise-t-il du même coup entre leurs mains le glaive et le lituus. Tertullien touche ici à la révolte; il l'a compris, et bientôt de la même voix dont il rabaisse les empereurs comme dieux, il les relève comme princes. Il fait plus; il résout le problème terrible qui, depuis que la république est devenue l'empire, agite Rome et l'ébranle jusqu'en ses fondements. Cette grave question vaut qu'on s'y arrête, et qu'on la reprenne de plus haut.

L'empire avait été en quelque sorte une surprise. Auguste ne s'était point ouvertement porté comme héritier de la république; c'est au nom du peuple, c'est sous le titre modeste de tribun qu'il gouverna. Sa victoire semblait être celle du peuple. Les patriciens ne s'y trompèrent pas; aussi, non-seulement sous Auguste et dans cette domination récente, mais même sous les successeurs de ce prince, on entend tantôt les sourds

frémissements, tantôt les publiques imprécations du sénat contre les empereurs. Quoi qu'ils fassent, les empereurs ne parviennent jamais à donner à leur pouvoir, tout ensemble violent et craintif, une parfaite sécurité.

Et il ne faut pas croire que les folies et les cruautés de quelques princes causassent seules ces haines et ces révoltes. Non; pour contenir, pour se concilier les Romains, quelques empereurs, et même des plus mauvais, employèrent des moyens aussi prudents qu'habiles, et qui eussent désarmé le ressentiment des Romains, s'il n'eût eu des racines que l'on ne pouvait atteindre. Panem et circenses: ce trait du satirique a été trop pris à la lettre. En effet, pour satisfaire et captiver les Romains, la politique des empereurs ne se bornait pas à leur procurer de frivoles distractions; ils y employaient de plus nobles prévoyances: veiller à l'entretien des édifices publics de Rome, en construire de nouveaux; tenir rigoureusement, dans les affaires civiles à la stricte exécution des lois, dans les calamités imprévues venir au secours des citoyens; relever par d'habiles et généreuses mesures le crédit public, multiplier tous les objets d'art qui pouvaient charmer les regards du peuple et élever son imagination, ce ne fut pas là seulement le soin d'Auguste, mais de Tibère, et de Claude lui-même. Inutiles précautions! la

lutte n'en durait pas moins au fond des cœurs. Aussi quand Néron, s'abandonnant plus luimême qu'il ne fut abandonné des soldats, se donna la mort, le sénat profitant avec une promptitude hardie des hésitations des prétoriens, chercha-t-il à ressaisir le pouvoir; il nomma l'héritier de Néron. Mais alors la lutte entre le principe populaire et le principe patricien, recommença plus ardente et plus terrible. Galba, Othon, Vitellius furent les candidats éphémères du sénat ou du peuple. Vespasien sembla, par une heureuse transaction, réunir en lui les vœux des soldats et du sénat. Le sénat octroie une espèce de charte, donne une espèce d'investiture que Vespasien semble accepter. Sous Domitien, le sénat se tait. Avec les Antonins, il reprend son autorité, quelquefois contestée par les soldats, mais le plus souvent invoquée et reconnue par les prétendants à l'empire; et pour ces prétendants, selon qu'ils acceptent ou méconnaissent sa suprématie, le sénat a des apothéoses ou des anathèmes.

Vainement les empereurs cherchaient-ils à donner à leur pouvoir une légitimité qui les mît à l'abri des révoltes des soldats ou des déchéances du sénat ; ils ne savaient où la prendre, et surtout où la fixer. La famille des Jules la demanda au souvenir d'Auguste; Vespasien, à cette investiture du sénat que nous avons rap

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pelée. Les Autonins semblèrent la créer par leurs vertus; aussi, leur nom est-il pendant longtemps invoqué par leurs successeurs, comme une promesse de bonheur en même temps qu'un droit. Les familles africaines et syriennes qui leur succèdent, cherchent dans la tolérance ou plutôt dans la confusion des cultes divers, dont ils se font les pontifes, une espèce de sanction religieuse. Mais la gloire des Jules, la sagesse des Antonins, la magie des superstitions étrangères n'y peuvent rien. Il n'était donné qu'à la parole chrétienne de concilier ces deux principes ennemis, ou plutôt de les remplacer par un principe nouveau.

Tertullien tranche résolument la question. Il se prononce contre le sénat pour l'empereur et pour le peuple. Cette décision était d'une grande importance; elle terminait un conflit de plusieurs siècles; elle mettait définitivement le droit où déjà étaient le pouvoir et la responsabilité. Il est bien vrai que l'intérêt des chrétiens et, le diraije, une certaine parenté les portaient où était la justice. Comme l'empire, le christianisme sortait du peuple; et tous deux, sans doute, par des moyens bien différents, et à l'insu l'un de l'autre, accomplissaient la même œuvre. Tous deux remplaçaient le vieux principe patricien, principe qui avait justement péri. Le sénat leur était d'ailleurs plus ennemi que les empereurs. En défendant ses anciennes superstitions, le sénat combattait

pour ses pénates; car presque toutes les fonctions sacerdotales étaient pour lui honneur en même temps que profit.

Il ne faudrait pas croire néanmoins que cet intérêt secondaire fût la cause de l'adhésion que les chrétiens donnaient aux empereurs. Non, entre les empereurs et les chrétiens, il y avait des motifs plus relevés et plus forts d'heureuse harmonie. Cette défiance réciproque où étaient les empereurs du sénat, le sénat des empereurs, n'existait pas entre les empereurs et les chrétiens. En respectant dans les princes, quels qu'ils fussent, l'image et le pouvoir de Dieu, les chrétiens donnaient de la dignité à leur obéissance, en même temps qu'ils assuraient aux empereurs une sécurité qui les devait rendre plus doux. C'était le grand mal de l'empire que la soumission ne pût se séparer de la servitude, l'indépendance de la révolte. Les empereurs n'étaient si cruels que parce qu'ils étaient effrayés; ils ressentaient la terreur qu'ils inspiraient Pavebant terrebantque, a dit Tacite. La parole chrétienne fit cesser cette fâcheuse alternative. Elle rendit la dignité à l'obéissance, en rendant la sécurité au pouvoir; elle mit le respect de l'homme à côté de la crainte de Dieu. Alors même qu'ils repoussent une dégradante idolâtrie, et refusent de rendre à l'empereur l'hommage qui n'appartient qu'à Dieu, les chrétiens

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