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se contentait, pour le vaincre, du dogme : l'un était aussi impérieux que l'autre, ou plutôt c'était toujours le même génie. Aussi, en face des apologistes latins, point ou peu d'oppositions philosophiques; pour lui donc, dédain de la philosophie, et nulle obligation de lui répondre.

Il n'en va pas ainsi pour l'Église grecque. Elle a

devant elle la philosophie néo-platonicienne, qui lui jette un éclatant défi; cette philosophie a ses enthousiastes, ses martyrs, ses divinités. L'Église grecque est donc obligée d'entrer plus tôt et plus avant dans toutes les questions qu'évite ou dédaigne l'Église latine. Elle y porte les libres et vives allures de l'esprit grec, ne reculant devant aucun doute, aucune objection de la philosophie; ne l'excluant pas du christianisme, mais tâchant au contraire de l'y introduire; enfin, poussant même quelquefois jusqu'à l'hérésie le désir de conciliation entre la raison et la foi. Il faut donc interroger les apologistes grecs pour en apprendre ce que ne nous diraient pas les apologistes latins sur les grandes questions qui se débattaient, au n° siècle, entre le christianisme et la philosophie. Il y a peu de lutte plus intéressante que ce combat du christianisme contre la philosophie alexandrine.

Puis, quand on aura ainsi éclairé la littérature latine profane par la littérature latine sacrée, les écrits des Pères de l'Église romaine par les ou

vrages des apologistes et des auteurs grecs, aurat-on répandu sur cette époque toute la lumière qui la doit éclairer? Ne manquera-t-il rien à ce tableau? Non, cette histoire ne sera pas complète encore. Les germes de la pensée humaine sont lents à éclore, plus lents à se développer. Souvent la pensée qu'un auteur dépose dans l'intelligence contemporaine ne grandit et ne porte ses fruits que pour des générations bien éloignées pour mûrir une opinion, une croyance, il faut des siècles. L'idée qui doit prendre possession de la société dort quelquefois longtemps, engourdie, ce semble, et oubliée; puis, après un long intervalle, après des siècles, elle s'éveille et reparaît féconde et puissante ; ainsi cheminent, ainsi se développent les idées dans le travail secret de l'intelligence. La littérature française, la littérature du xvII° siècle surtout, n'a fait souvent que reprendre, continuer, compléter la pensée de la littérature ancienne. Les Pères de l'Église, nous le verrons, ont eu pour commentateurs et pour disciples, mais pour disciples et commentateurs hardis et originaux, les plus grands écrivains du siècle de Louis XIV. Que l'on se garde donc de négliger ces traditions merveilleuses de l'intelligence, ce commerce mystérieux des idées, ce lien intime, bien que caché, qui unit les générations immortelles de la pensée humaine, de la pensée religieuse principalement.

Tel est l'intérêt que présente l'étude comparée des auteurs profanes et des Pères de l'Eglise. Trop longtemps séparée de la littérature païenne, la littérature sacrée doit aujourd'hui s'y joindre. Le préjugé qui ne voyait dans les Pères que des écrivains rudes et incorrects, ce préjugé a disparu.

« Vous diriez qu'il n'y a eu de l'esprit et de la science que chez les païens, et que les auteurs chrétiens ne soient bons que pour les prêtres ou pour les dévots: leur titre de saint leur nuit. On va chercher la philosophie dans Aristote, et on a dans saint Augustin une philosophie toute chrétienne. Pourquoi ne cherche-t-on pas l'éloquence dans saint Chrysostome, dans saint Grégoire de Nazianze et dans saint Cyprien, aussi bien que dans Démosthènes et dans Cicéron? et pourquoi n'y cherche-t-on pas la morale plutôt que dans Plutarque et dans Sénèque ? » Ainsi parlait celui que Voltaire appelait le judicieux Fleury. Aujourd'hui, ce titre de saint ne leur nuira plus; Augustin et Platon, vieilles parentés du reste, peuvent vivre en paix. Je ne sais même quel intérêt profond et mystérieux réveille cette littérature chrétienne. Dans cette agitation secrète qui travaille les âmes, il semble qu'elle ait pour nos inquiétudes morales, pour nos vagues ennuis, des mots qui les doivent adoucir ou dissiper. Venus à une de ces doulou

reuses époques où la société, indécise et malade, se débat entre un monde qui s'en va et un monde qui n'est pas encore formé, les auteurs chrétiens surent trouver des paroles qui ranimèrent des âmes flétries et découragées. Adversaires et régénérateurs de la société ancienne, flambeaux du moyen âge, guides et inspiration de nos grands orateurs sacrés, seront-ils encore une fois les précurseurs et les conseillers de cet avenir dont l'aube luit à peine? Je l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'ils ont cette vive parole qui touche et remue les cœurs, et que cette parole aujourd'hui trouve des sympathies; et dans tous les cas, il n'y a que l'étude et le respect du passé qui puissent éclairer et fonder l'avenir. A part ce haut intérêt historique et moral, les écrivains chrétiens offrent, au point de vue littéraire seul, une étude pleine d'instruction et de nouveauté. Natures incultes, mais vigoureuses, ils ont su, dans des siècles de langueur et d'épuisement, trouver des accents vrais et pathétiques. Quand la littérature profane se traînera, faible et haletante, dans le cercle étroit et usé de la rhétorique et de la poésie mythologique; quand elle n'aura plus à vous offrir que les déclamations officielles des panégyristes de l'empire; quand la philosophie païenne en sera encore à prendre, avec Macrobe, pour base de ses frêles espérances, et à discuter le songe de Scipion; les

Ambroise, les Jérôme, les Augustin, vous enflammeront de leurs vives et impétueuses paroles; l'éloquence chrétienne plongera dans l'avenir ses regards inspirés, et vous découvrant cette loi nouvelle de l'histoire qui, de nos jours, en est devenue la philosophie, le progrès de l'humanité, elle lui ouvrira des routes infinies, et sur les ruines du monde païen s'écroulant, elle nous montrera, avec Augustin et Salvien, le monde nouveau des Barbares de la Cité céleste.

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