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les regards du monde chrétien; dans son désert, Jérôme était l'oracle de l'Église ses censures étaient redoutées, autant qu'étaient religieusement suivis ses conseils. Au sein de Rome, il eût été moins puissant. Du reste cet isolement même de Jérôme, qui convenait à son génie, convenait aussi à la situation où se trouvait alors la société chrétienne. Dispersée en mille liens, vivant, ici, dans un désert, là, dans un monastère, fuyant pour ainsi dire à chaque instant devant les barbares, il lui fallait pour la guider, moins une règle fixe et absolue, qu'une voix toujours présente et chérie. Jérôme fut cette voix; voix qui se fit entendre, à chaque moment et en tous lieux, dans l'Orient comme en Italie, dans les Gaules comme sur les bords du Rhin. Pour Jérôme, ces différents groupes de la société chrétienne, épars çà et là, formèrent un tout. Il n'y eut plus de solitude. Cette voix, tour à tour douce et grave, triste et enthousiaste, voix de science et de piété, elle suit, elle anime, elle contient, elle console les consciences chrétiennes; elle est, dans les temps de confusion, la règle au milieu du monde, la règle dans le désert, la règle surtout au fond de l'âme chrétienne. En un mot, Jérôme a été le plus grand des solitaires, comme Augustin sera le premier des évêques.

CHAPITRE XII.

RUFFIN.L'ORIGÉNISME.

Quand pour la première fois Jérôme se retira äu désert, plusieurs amis l'y suivirent; l'un y vécut quelque temps avec lui; deux autres, Innocent et Hylas, à peine arrivés, y moururent; un quatrième enfin le quitta pour visiter l'Égypte. Affligé de cette dernière séparation, Jérôme écrivait à un ami commun, Florentius : « J'ai appris que notre frère, avec qui je suis uni par les liens les plus étroits de la charité, est arrivé d'Égypte à Jérusalem; je vous prie de lui remettre la lettre que j'ai jointe à celle que je vous écris. Ne jugez pas, mon cher Florentius, de mon mérite par le sien. Vous verrez briller en sa personne des caractères de sainteté. » Ce frère, c'était Ruffin. Dans d'autres lettres se retrouvent ces témoignages d'estime et d'amitié.

Ruffin naquit, vers 346, à Concordia, petite ville du territoire d'Aquilée. Encore simple catéchumène, il avait fait, dans un monastère de cette ville, la rencontre de Jérôme. En 370, il se rendit à Rome; à Rome, il forma le dessein de passer

en Orient. Une jeune veuve, Mélanie, avait eu la même pensée; mais elle ne l'exécuta que deux ans après. A cette époque donc, Mélanie, après avoir employé six mois à visiter les monastères et les solitudes de l'Égypte, se fixa à Jérusalem où elle embrassa la vie religieuse. Ruffin, qui pendant le même temps avait visité les monastères d'Égypte, vint l'y rejoindre; et bientôt ils établirent une double communauté religieuse : communauté de femmes, sous la direction de Mélanie, communauté d'hommes que Ruffin luimême dirigeait. Sur ces entrefaites, Jérômé s'établissait aussi à Jérusalem; et cette circonstance vint d'abord resserrer les liens d'amitié qui déjà l'unissaient à Ruffin. En 377, cette amitié durait encore; car à cette époque Jérôme, dans sa chronique, parle de Ruffin. Il lui écrit : « Oh! si par une grâce particulière je pouvais aujourd'hui être transporté auprès de vous, avec quelle ardeur je vous serrerais dans mes bras! mais comme je ne mérite pas une telle faveur, je vous envoie, à ma place, cette lettre comme une chaine que l'amour même a tissue pour vous attirer jusqu'ici. » Douces paroles d'amitié que devaient, nous allons le voir, remplacer sans retour d'amères invectives! Du reste ce qui peut excuser ces vivacités de Jérôme, c'est le péril dont il croyait l'Église menacée.

Origène avait composé sous le titre : Des prin

cipes, un ouvrage qui semblait renfermer le germe de l'arianisme et contenait sur plusieurs questions de dogme des opinions qui de bonne heure avaient inquiété quelques consciences. Cependant depuis deux siècles environ cet ouvrage jouissait de l'assentiment de l'Église grecque, et il n'avait pas éveillé les défiances de l'Église latine qui probablement le connaissait peu. Les querelles terribles et récentes de l'arianisme lui inspirèrent les premières inquiétudes sur Origène, et bientôt les discussions devinrent très-vives. Saint Épiphane en attisa encore le feu. Épiphane était venu à Jérusalem, où il avait reçu l'hospitalité de Jean, évêque de cette ville. Dans son zèle, plus ardent qu'éclairé, Épiphane voulut que Jean se prononçât contre Origène. C'est à ce moment que Jérôme et Ruffin se mêlèrent à la discussion.

Pour éclaircir ces questions obscures, car la plupart de ceux qui disputaient sur Origène ne le connaissaient pas, Ruffin entreprit de traduire l'ouvrage qui donnait lieu à de telles controverses. Dans sa préface, il s'autorisait de l'approbation de Jérôme. Soit que Ruffin n'eût pas toujours exactement rendu le sens d'Origène, soit qu'en effet Origène, mieux connu de l'Église latine, eût plus frappé son sévère esprit qu'il n'avait fait l'esprit souple de l'Église grecque, toujours est-il que cette traduction produi

sit un effet entièrement contraire à celui qu'on en attendait elle jeta l'alarme dans l'Église. Averti par la publique frayeur, Jérôme s'inquiéta; il fut surpris de cette approbation dont Ruffin s'était couvert, et il fit connaître à ses amis ses véritables sentiments. La guerre toutefois n'était pas sérieusement engagée. Jérôme n'avait point de suite oublié sa vieille amitié; il écrit à Ruffin pour le conjurer de désavouer ses erreurs, et l'engage surtout à ne les point appuyer de son approbation. Les avis de Jérôme étaient encore les conseils et les voeux de l'amitié. Ils furent écoutés, et l'heureuse médiation de Mélanie acheva de réconcilier Ruffin et Jérôme; mais cette réconciliation fut de courte durée. Ruffin, Jérôme le lui reprocha du moins, aurait continué à faire passer Jérôme pour un partisan exclusif d'Origène et à lui donner des éloges qui, en paraissant l'honorer, n'avaient d'autre but que de le compromettre et de couvrir l'erreur de l'autorité de son nom. La lutte alors recommença, ardente, opiniâtre de part et d'autre; et loin de se modérer au souvenir d'une ancienne amitié, elle sembla, comme il arrive trop souvent, s'en animer et s'en aigrir. Jérôme après avoir, dans différentes lettres, fait connaître à ses amis ses véritables sentiments sur Origène, composa plusieurs traités où il repoussait et réfutait les erreurs d'Origène. Sa justification n'al

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