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brer la mort de cette enfant qu'il avait tenue entre ses bras, pour laquelle il avait écrit sa lettre sur l'éducation, Læta, la fille de Paula.

Mais la blessure la plus profonde qu'il reçut, fut celle que lui causa la mort de son cher Népotien. Népotien était comme le fruit de ses entrailles; il l'avait élevé, il l'avait formé pour être l'honneur du sacerdoce. C'est à Népotien qu'il adressait, pour Népotien qu'il avait écrit cette lettre où prenant sans doute pour modèle les vertus qu'il voyait dans le neveu d'Héliodore, il traçait d'après lui l'idéal du prêtre chrétien. Plein de sa douleur il s'écrie: « Népotien, mon fils, le vôtre, notre bien à tous deux, Népotien nous a abandonnés, nous, sur le déclin de la vie. A la place de ce brillant espoir qui nous promettait un successeur, il ne nous reste qu'un tombeau. A qui désormais Jérôme consacrera-t-il ses veilles laborieuses? Dans quel sein épanchera-t-il ses plus secrètes pensées? Où est-il, cette âme de mes travaux, qui les animait par des sons plus doux que les derniers chants du cygne? Mon esprit accablé demeure sans force; ma main est tremblante; un voile épais s'est appesanti sur mes yeux; ma langue est incapable de rien articuler; en vain voudrais-je parler; Népotien ne m'entend plus. Autrefois, c'étaient les enfants qui venaient faire à la tribune l'éloge de leurs pères, en présence de leurs dépouilles

mortelles; aujourd'hui l'ordre naturel est renversé; le tribut que la jeunesse devait à nos cheveux blancs, c'est nous, vieillards, qui le lui payons.» Puis après avoir retracé les vertus de Népotien et s'être, autant qu'il le pouvait, consolé de ce trépas par cette idée que Népotien par une mort prématurée et chrétienne avait échappé aux malheurs qui accablaient le monde, Jérôme descendant, un peu tard, de cette hauteur où avec Xerxès il se donnait le spectacle des calamités humaines, abaisse sur luimême ses regards, et par un retour éloquent :

Chaque jour, dit-il, chaque jour nous mourons, chaque jour nous changeons, et néanmoins nous nous croyons éternels. Le temps même que j'emploie ici à dicter, à écrire, ne fait plus partie de ma vie. Nous nous écrivons souvent; nos lettres passent les mers; et chaque sillon que le vaisseau trace dans l'onde, emporte un moment avec lui. »

Jérôme eut ainsi successivement à dire un dernier et éloquent adieu à ces nobles Romaines, à ces vierges chrétiennes qui avaient vécu de sa parole et de sa foi, Marcelle, Blésille, fille de Paule, Paule elle-même, Fabiole, l'héritière des Fabius, Pauline, épouse de Pammaque, toutes héroïnes de la piété, toutes pauvres au sein des richesses et sanctifiant leur grandeur par leur humilité.

L'oraison funèbre dans saint Jérôme êmprunte un caractère particulier des circonstances où elle est prononcée, de la modestie de celles qui en sont l'objet. A proprement parler ce ne sont point des oraisons funèbres; ce sont des lettres, des lettres de consolation et pour l'orateur et pour les familles auxquelles il les adresse, et aussi pour la chrétienté à qui doit profiter l'éloge. Toutefois on sent que dans ce cercle restreint, Jérôme est mal à son aise; il en sort souvent, et semble parler plutôt du haut d'une tribune, que du fond de la solitude de Bethleem. Il y a parfois dissonance entre la voix de l'orateur, et si je le puis dire, l'enceinte domestique où elle s'élève. D'un autre côté cette familiarité a ses avantages: elle permet à Jérôme plus d'abandon et de mouvement; je voudrais pouvoir dire plus de naturel. Mais si l'émotion est vraie, l'expression ne l'est pas toujours. Les allusions classiques, les souvenirs profanes, contraires au goût non moins qu'ils l'étaient à la foi de Jérôme, les citations peu discrètes alterent parfois le sentiment, et nuisent à la franchise de la pensée. Quoi qu'il en soit, l'éloquence s'y trouve souvent, car l'orateur y a mis son âme. L'oraison funèbre dans Jérôme ressemble à ces louanges libres et viriles que, dans les premiers siècles de Rome, les grandes familles adressaient, par la bouche du parent le plus illustre, à la mé

moire de ceux qui les avaient honorées. Mais qui l'eût dit, que le dernier panégyriste des Camille et des Fabius dût être saint Jérôme?

La vie et les ouvrages de saint Jérôme ont dans leur variété un ensemble qu'au premier coup d'œil ils ne semblent pas offrir. A Bethléem en effet comme à Rome, dans ses Lettres comme dans ses différents Traités de controverse, Jérôme ne poursuit qu'un but, la direction des âmes; ses voyages ainsi que ses études s'y rapportent. Au sein du désert, dans la solitude des monastères; à Rome, au milieu de ses luttes, sa constante pensée est de graver dans la conscience chrétienne une règle qui la puisse guider; d'y répandre une lumière qui l'éclaire au milieu des ténèbres et des ruines que l'ignorance et les barbares vont amonceler et épaissir. Jérôme possède au plus haut degré cette science des âmes. Tout l'y avait préparé : les erreurs mêmes de sa jeunesse, la sensibilité de son cœur non moins que la vivacité de son imagination et la pénétrante délicatesse de son esprit. Telle est l'ardeur de son âme, que sa pensée, même solitaire, a cette émotion qu'ordinairement donnent seules la lutteet la foule : il est éloquent, la plume à la main. Écrivain, comme d'autres sont orateurs, il improvise et ne compose pas. Il le dit, et on le sent, ses pensées courent, se précipitent rapides et enflammées ; et dans cet élan

vif et soutenu de la pensée, le tour est toujours naturel, l'expression pittoresque. Nul écrivain n'a eu plus d'imagination dans le style, parce que nul n'a eu plus de sensibilité dans l'âme. La vivacité de sa jeunesse, contenue et enfin apaisée, s'est tournée en une inépuisable fécondité de sentiments tendres, délicats, pathétiques. C'est dans son cœur qu'il a trouvé le secret des autres; c'est de là qu'il a fait jaillir cette source abondante de la spiritualité chrétienne : pieuses délicatesses, pudiques mystères, saints scrupules qui forment le fond d'une vie nouvelle. De son âme encore s'épanchent incessamment ces riches. images, ces tours rencontrés, ces mouvements qui sont autant de vives et impétueuses saillies, toutes qualités qui font du style de Jérôme un charme et une surprise continuels. Sa brillante imagination, ses passions frémissantes, quoique domptées, son amour mal vaincu de la littérature profane, le contraste de l'austérité de la vie et de la fougue du naturel, tout donne à la pensée de Jérôme une singulière et saisissante émotion.

Aussi du fond de sa solitude, simple prêtre, Jérôme a-t-il exercé la plus puissante influence sur la société chrétienne. Sa parole inégale, souple et gracieuse le plus souvent, mais quelquefois aussi rude et âpre, toujours sincère, avait une souveraine autorité. La grotte de Bethleem fixait

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