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sement répandu! s'écrie saint Jérôme, il fut le baptême de tout un peuple, felici cruore damnatus. « Dans cette même Carthage, dit M. de Chateaubriand, qui rappelait tant d'autres souvenirs, Cyprien remporte la palme du martyre, due à son éloquence et à sa foi. Ce premier Fénelon eut la tête tranchée. Il se banda lui-même les yeux. Justice, prêtre, et Julien, diacre, lui lièrent les mains; les néophytes étendirent des linges pour recevoir son sang. » Faut-il maintenant réfuter Gibbon qui, dans le dévouement de Cyprien, trouve un calcul de vanité?

En résumant la vie et les ouvrages de Cyprien, on y saisit une physionomie remarquable et profonde, bien qu'au premier coup d'œil elle n'offre rien d'original. Comme écrivain, en effet, Cyprien n'est pas exempt de recherche et d'enflure, et dans ses pensées il y a moins de nouveauté que de justesse. Mais c'est là précisément sa gloire : Cyprien est continuateur, continuateur de Tertullien. Mais en le continuant, il le développe et le corrige. Tertullien donne-t-il des conseils aux vierges chrétiennes, il ne le fait pas toujours avec une discrète délicatesse; Cyprien, au contraire, a la chasteté du langage en même temps que la pudeur des pensées. En fait de discipline chrétienne et de la conduite à tenir dans les circonstances graves où à chaque instant se trouvait jetée l'Église, même sagesse dans

Cyprien. Ainsi cette question si délicate de la fuite en temps de persécution, que Tertullien avait tranchée en un sens extrême, Cyprien lui donne une solution tout ensemble ferme et habile. Une première fois, quand le salut de son peuple lui paraîtrait compromis par un courage déplacé, quand sa présence au milieu de son troupeau ne serait qu'un péril inutile, Cyprien a fui. Mais quand recommence la persécution, quand la fuite cette fois ne serait plus qu'une faiblesse et un scandale pour l'Église, Cyprien s'y refuse, et brave la mort qu'une première fois il eût mieux aimé attendre que fuir. En un mot, autant homme d'action qu'éloquent écrivain évêque en même temps que docteur, Cyprien est le chef de cette société chrétienne dont Tertullien n'était que l'ardent apologiste : Tertullien a détruit, Cyprien a fondé.

CHAPITRE VI.

ARNOBE.

L'Afrique, qui avait déjà donné à l'Église de si puissants docteurs, ne s'épuisait pas : c'est en Afrique, à Sicca, ville de Numidie, que naquit, sous l'empire de Dioclétien, le disciple de Cyprien, Arnobe. Ainsi que Cyprien, Arnobe était né païen, et comme lui encore il fut professeur de rhétorique. Converti au christianisme par des visions miraculeuses, s'il en faut croire Eusèbe. ou plutôt par les inquiétudes morales qui alors travaillaient tous les esprits, Arnobe voulut donner un gage à sa foi nouvelle, et protester ouvertement contre ses premières erreurs. Pour obtenir plus facilement des évêques d'être admis au nombre des fidèles, il composa, lorsqu'il n'était encore que catéchumène, un ouvrage contre la religion qu'il venait de quitter. L'ouvrage se ressent de la précipitation avec laquelle il fut écrit ; Arnobe, selon la remarque de saint Jérôme, s'y montre plus habile à attaquer le paganisme, qu'instruit des vérités de la religion chrétienne.

L'ouvrage d'Arnobe est un tableau de toutes

les impostures, de toutes les superstitions de la religion païenne. Jamais encore les apologistes chrétiens n'avaient pénétré aussi avant dans les sanctuaires païens, n'en avaient arraché aussi hardiment, pour les traîner au grand jour, les idoles qui y étaient cachées. Le secret des mystères y est révélé; les paroles sacramentelles sont livrées à l'indiscrétion des profanes; les formules expiatoires, divulguées; le mot des initiations prononcé; le paganisme tout entier est mis à nu nous avons là le secret que gardait si religieusement Apulée.

Arnobe, en même temps qu'il démasque le polythéisme, venge le christianisme des accusations dont il est l'objet. Ces accusations se réduisaient à deux points principaux : les chrétiens sont des gens grossiers, sans culture d'esprit, et crédules. Dans l'Octavius, on leur avait déjà fait ce reproche. Arnobe y répond et le réfute assez longuement. Nous ne nous arrêterons pas à cette accusation, qui se reproduira plus tard : nous l'examinerons alors.

Le second grief contre les chrétiens, et celui-ci est beaucoup plus grave, c'est qu'ils étaient les auteurs des calamités qui fondaient sur l'empire; il vaut que nous nous y arrêtions.

Quand le christianisme parut, la société ancienne, nous l'avons dit, n'était pas seulement malade de toutes les tristesses morales et intel

lectuelles; elle souffrait aussi matériellement : la misère d'un côté, de l'autre l'opulence, les extrémités des joies et des douleurs humaines faisaient du monde romain un étrange et pénible contraste. La société païenne elle-même s'en était vivement émue, et au milieu de la frivolité de ses conversations, elle avait eu des caprices de réforme que Tibère, avec sa rude parole, apprécia à leur juste valeur. Sénèque a sur ce sujet des paroles magnifiques, que malheureusement il ne confirmait pas de son exemple. Pline l'Ancien n'est pas moins éloquent, et il a plus de vraie sympathie pour ceux qui souffrent des excès du luxe et de la débauche, devenus la seule distinction des riches romains. Il ne se borne pas à des plaintes stériles; il s'enquiert des causes de cette choquante inégalité, de ces révolutions lentes et terribles qui ont enlevé au pauvre son antique héritage, ce jardin, patrimoine sacré de tout ancien Romain. Avant Pline un autre écrivain, Columelle, avait été également frappé de cette solitude qui allait s'étendant dans les campagnes romaines. Les grandes propriétés remplaçant les petites cultures, le bras des esclaves substitué dans la culture à des mains libres, le luxe et tous ses caprices dévorant en un jour les ressources d'une année, telles étaient les causes de la stérilité et de la dépopulation de l'Italie. « Les païens, dit Montesquieu, ne ces

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