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jour des richesses des Fabius et des Paul Émile, le patrimoine des pauvres.

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La charité était, à proprement parler, la vertu dominante de Cyprien; il y a consacré sous le titre de l'Aumône, un traité tout entier. Au milieu d'excellents préceptes, se trouve ce pathétique mouvement : « Pour achever de confondre les cœurs arides et froids, dans qui l'amour des richesses étouffe en leurs germes tous les fruits du salut, pour forcer les âmes dégradées par l'avarice, à rougir de leur bassesse, que chacun de vous, mes frères, se figure le démon osant paraître tout à coup au milieu de nous, sous les yeux de Jésus-Christ; opposant à ses disciples, les disciples qu'il s'est faits, s'adressant à JésusChrist lui-même, et le prenant pour juge de la comparaison moi, je n'ai point enduré pour ceux que vous voyez avec moi, les outrages et les verges; moi, je n'ai point souffert pour eux le supplice de la croix, ni versé mon sang; je ne les ai point rachetés au prix de ma vie; je n'avais point non plus un royaume céleste à leur promettre; point de paradis, point de glorieuse immortalité! Et pourtant, voyez quelle magnificence dans les présents qu'ils m'ont faits! Quel zèle, quel dévouement dans mon service! Pour arriver à quelque poste brillant, rien ne leur coûte, ni dépenses, ni sacrifices! Et vous, ô Christ! montrez-m'en de tels parmi les vôtres!

Montrez-m'en parmi les disciples formés à votre école, parmi les riches qui regorgent de superflu! Montrez-m'en qui vous fassent d'aussi magnifiques présents, qui pour vous vendent ou engagent leurs héritages; qui, pour courir après les trésors du ciel que vous leur promettez, consentent à perdre ce qu'ils ont; et puis, les présents que l'on me fait, à qui profitent-ils ? A quels pauvres donnent-ils du pain, des vêtements, de quoi rassasier leur faim, étancher leur soif? mes frères, qu'avez-vous à répondre ? Ces riches que leur sacrilége dureté jette dans un incurable aveuglement, comment les défendrons-nous? Hélas! il n'est que trop vrai; nous ne valons pas en nombre les serviteurs du démon; nous qui n'avons pas le courage de faire le moindre sacrifice pour le Dieu qui nous a donné tout son sang. >>

Nous avons, dans la peinture de la société romaine, entendu, au milieu de la joie des convives, s'élever tout à coup cette terrible question Quid est pauper? et celui auquel on l'adressait, n'y pouvait répondre; c'est qu'en effet, le monde romain n'en avait pas l'explication, car il n'en avait pas le remède; le christianisme seul le possédait, ce remède; c'était la charité. Aussi Cyprien peut-il répondre à cette question qui avait trouvé muets les convives de Tramalchion, à ces craintes que l'on avait de la

famine : « Vous vous étonnez, vous murmurez de ce que les rosées du ciel ne viennent plus étancher la soif de la terre; de ce qu'un sol aride et poudreux produit à peine quelques germes bientôt avortés; que vos vignes soient mutilées par la grêle, vos oliviers emportés par des ouragans impétueux; mais, je vous le demande, servez-vous Dieu? c'est-à-dire, êtes-vous doux et charitable; charitable envers les pauvres, doux envers vos esclaves. » C'est ainsi seulement que le pauvre et le riche pouvaient cesser d'être ennemis, et la société romaine regarder en face le fantôme qui l'avait troublée.

Cyprien, un des premiers aussi, plaida en faveur de l'esclave : « Vous exigez, écrit-il à Démétrien, vous exigez de votre esclave qu'il vous soit tout dévoué, homme d'un jour! Cet esclave est-il moins homme que vous? Entré dans le monde aux mêmes conditions, votre égal par la naissance et par la mort, doué, aussi bien que vous, d'une âme raisonnable, il est appelé aux mêmes espérances, soumis aux mêmes lois, et pour la vie présente et pour le temps à venir. >> Mais si l'esclavage était l'iniquité de la société romaine, il en était le pivot et la condition. Comment le renverser sans détruire la société ? Comment proclamer l'égalité sans déchaîner la révolte? Le monde ancien ne le savait, et voilà pourquoi Sénèque se borne à conseiller au mai

tre, la douceur, plutôt qu'il ne lui demande la liberté de l'esclave. Le christianisme saura, sans secousse, sans péril, résoudre ce difficile problème. On voit déjà où il place l'égalité, dans la communauté d'une âme et d'une espérance immortelles.

Je ne puis ici encore me défendre d'un rapprochement. Dans cette même Carthage, où Tertullien et Cyprien font entendre à Scapula et à Démétrien de si fières et si humaines paroles, peu de temps avant eux, Apulée s'adressait aussi à des proconsuls romains, et il épuisait, pour les louer, toutes les formules de sa brillante rhétorique. Qu'on rapproche les Florides du traité de la Mortalité, on aura le contraste le plus frappant de l'éloquence païenne et de l'éloquence chrétienne au ir siècle.

Ainsi Cyprien employait à instruire, à diriger, à défendre son troupeau, la trêve que le paganisme avait accordée aux chrétiens, quand la persécution, un moment assoupie, se ranima. Valérien publia contre les chrétiens un édit, plus violent que ne l'avait été celui de Dèce. Cyprien avait prévu le péril, et le péril le trouva prêt. Longtemps à l'avance il prépare, il exhorte, il anime les fidèles au combat.

Lui-même, quand le jour est venu, il veut mourir, non à Utique, où le proconsul a envoyé des soldats pour le saisir, mais là où il peut être

le plus en spectacle aux infidèles, en exemple à son peuple, sur le théâtre même de son épiscopat, à Carthage :

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Cyprien aux prêtres, aux diacres et à tout le peuple de Carthage, salut :

<< Informé que le proconsul, alors à Utique, y avait envoyé des soldats pour se saisir de moi et m'amener dans cette ville, j'ai dû céder au conseil de mes amis, qui m'engageaient à chercher une autre retraite, jusqu'au moment où je pourrais me retrouver à Carthage. C'est dans sa propre ville, et non dans une autre, qu'un évêque doit confesser le Seigneur, afin que tout le peuple soit honoré par la confession de son pasteur sur les lieux mêmes. Ce que l'évêque dit dans ce moment, tout son troupeau semble le dire avec lui. Ce serait flétrir l'honneur d'une Église aussi illustre que la nôtre, que de recevoir ma sentence à Utique. Aussi, dans toutes mes prières, ne cessé-je point de demander au Seigneur qu'il veuille bien m'accorder de confesser son nom dans votre ville, d'y souffrir la mort, et de n'en sortir que pour aller à lui. »

Son vœu fut exaucé. Arrêté à Curube, à douze lieues de Carthage, dans des jardins qu'il avait autrefois vendus pour en distribuer le prix aux pauvres, et que lui avait ensuite rendus la généreuse délicatesse de celui qui les avait achetés, Cyprien reçut la mort à Carthage. Sang heureu

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