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ESSAI PHILOSOPHIQUE

SUR LE

GOUVERNEMENT CIVIL,

OU L'ON TRAITE

DE LA NÉCESSITÉ, DE L'ORIGINE, des bornes et des diffÉRENTES FORMES DE LA SOUVERAINETE;

Selon les principes de feu M. François de Salignac de la Mothe-Fénelon, archevêque-duc de Cambrai.

PRÉFACE DE L'AUTEUR

POUR LA SECONDE ÉDITION,

EN 1721.

Quand on examine l'histoire des empires et des républiques, on trouve que toutes les révolutions qui leur sont arrivées viennent de deux causes principales : l'amour de l'autorité sans bornes dans les princes, et celui de l'indépendance dans le peuple. Les souverains, jaloux de leur pouvoir, veulent toujours l'étendre; les sujets, passionnés pour leur liberté, veulent toujours l'augmenter.

Voilà ce qui a rendu et ce qui rendra à jamais le monde entier comme une mer agitée, dont les vagues orageuses se détruisent successivement. L'anarchie produit le despotisme; le despotisme, se perd dans l'anarchie. Le grand corps politique, comme le-corps humain, sera toujours sujet aux maladies inévitables, et aux vicissitudes perpé- | tuelles. Mais comme la révolte continuelle des passions contre la raison n'empêche point qu'il n'y ait une règle de MORALE Sûre, que chaque particulier doit suivre; de même l'impossibilité de prévenir les révolutions n'empêche point qu'il n'y ait des règles de POLITIQUE fixes, que tous les États doivent respecter.

Il ne s'agit point ici de former un plan de gouvernement exempt de tout inconvénient; cela est impossible. Les passions des hommes l'emportent tôt ou tard sur les lois. Tant que ceux qui gouvernent seront imparfaits, tout gouvernement sera imparfait.

Mais, quoiqu'on ne puisse pas prévenir toutes sortes d'abus, on doit éviter cependant le plus d'inconvénients qu'il est possible. La médecine est une science très-utile, quoique la mort soit inévitable. Cherchons à remédier aux maux du grand corps politique, sans vouloir lui donner l'immortalité. Tâchons d'établir des maximes qui tendent à rendre les hommes tout ensemble bons citoyens et bons sujets,

amateurs de leur patrie et de leurs princes, soumis à l'ordre sans être esclaves.

Le dessein des cet Essai est de développer les principes philosophiques du gouvernement civil, et nullement ďapprofondir les stratagèmes politiques par où les princes peuvent s'agrandir. Voilà ce qui fait qu'on cherche les lois de la nature et les fondements du droit civil, non dans les faits historiques ni dans les coutumes des nations, mais dans les idées de la perfection divine et de la faiblesse humaine. C'est l'une qui est la règle de la loi naturelle, et c'est l'autre qui est la cause des lois civiles.

C'est cette philosophie divine qui est l'unique fondement sûr et immuable de tous les devoirs. C'est cette philosophie, indépendamment de toute révélation, qui nous fait regarder l'Être suprême comme le père commun de toute la société humaine; et tous les hommes comme les enfants, les frères et les membres d'une même famille. C'est cette philosophie qui fait qu'on ne se regarde plus comme un être indépendant créé pour soi, mais comme une petite partie d'un tout qui compose le genre humain, dont il faut préférer le bien en général à son intérêt particulier. Voilà la source des sentiments nobles et de toutes les vertus héroïques.

Détruisez au contraire cette philosophie divine, il n'y a plus de principe d'union stable parmi les hommes. Si l'intérêt les pousse, et si la crainte ne les retient point, qui est-ce qui pourra les empêcher de violer les plus sacrés droits de l'humanité? Sans le respect de la Divinité, toutes les idées de justice, de vérité et de vertu, qui rendent la société aimable, ne subsistent plus.

Si la religion était fausse, il faudrait la souhaiter vraie pour poser les fondements solides de la politique. C'est pour cela que les législateurs païens appuyaient toujours leurs lois sur le culte de quelque divinité.

La première édition qu'on avait donnée de cet ouvrage était très-imparfaite; celle-ci est plus correcte et plus anple. On en a changé l'ordre en plusieurs endroits, pour

mettre chaque vérité à sa place, et lui donner une nouvelle

force par cet arrangement.

Le seul mérite de l'auteur est d'avoir été nourri pendant plusieurs années des lumières et des sentiments de feu messire FRANÇOIS DE SALIGNAC DE LA MOTHE-FÉNELON, archevêque de Cambrai. Il a profité des instructions de cet illustre prélat pour écrire cet ESSAI.

ESSAI PHILOSOPHIQUE

SUR

LE GOUVERNEMENT CIVIL.

CHAPITRE PREMIER.

Des différents systèmes de politique.

Ceux qui ont traité de la politique, ont voulu établir deux sortes de principes tout à fait contradictoires.

Les uns rapportent à l'amour-propre et à l'intérêt particulier ce qu'on appelle la loi naturelle, et toutes les vertus morales et politiques.

Selon eux, nous naissons tous indépendants et égaux. Selon eux, les nations et les républiques n'ont été formées que par l'accord libre des hommes, qui ne se sont assujettis aux lois de la société que pour leur commodité particulière. Selon eux enfin, les dépositaires de l'autorité souveraine sont toujours responsables, en dernier ressort, au peuple, qui peut les juger, les déposer et les changer, quand ils violent le contrat originaire de leurs ancêtres.

D'autres soutiennent, au contraire, que l'amour de l'ordre et du bien en général est la source de tous les devoirs de la loi naturelle; que antécédemment à tout contrat libre, nous naissons tous plus ou moins dépendants, inégaux, et membres de quelque société à qui nous nous devons; que la forme du gouvernement étant une fois établie, il n'est plus permis aux particuliers de la troubler; mais qu'ils doivent souffrir avec patience, quand ils ne peuvent pas empêcher par des voies légitimes les abus de l'autorité souveraine.

Pour juger de ces différents principes, il faut entrer dans la discussion des questions les plus subtiles et les plus délicates de la politique. Commençons d'abord par examiner ce que c'est que la loi naturelle, et les devoirs auxquels elle nous oblige; car de là dépend la solution de toutes les difficultés sur cette matière.

CHAPITRE II.

De la loi naturelle.

La loi, en général, n'est autre chose que la règle que chaque être doit suivre pour agir selon sa nature. C'est ainsi que, dans la physique, on entend, par les lois du mouvement, les règles selon lesquelles chaque corps est transporté nécessairement d'un lieu dans un autre; et, dans la morale, la loi naturelle signifie la règle que chaque intelligence doit. suivre librement pour être raisonnable.

La règle la plus parfaite des volontés finies est sans doute celle de la volonté infinie. Dieu s'aime souverainement et absolument, parce qu'il est souverainement et absolument parfait : il aime toutes ses créatures inégalement, selon qu'elles participent plus ou moins à ses perfections.

Cette règle des volontés divines est aussi la loi naturelle et universelle de toutes les intelligences; car Dieu ne peut point donner à ses créatures une volonté contraire à la sienne, pour tendre où la sienne ne tend pas . Elle est éternelle : Dieu ne l'a point faite; elle est aussi ancienne que la Divinité. C'est sa loi à lui-même, et dont il ne saurait dispenser ses créatures sans se contredire. Elle est immuable Dieu n'agit point ici en législateur, qui, par son domaine absolu sur l'homme, l'assujettit à certaines lois arbitraires, et l'oblige à les observer par les menaces et les récompenses. Comme cette loi résulte immédiatement des rapports immuables qu'il y a entre les différentes essences, elle ne peut jamais changer; au lieu que les lois positives et arbitraires, n'étant fondées que sur les différentes circonstances variables où les créatures se trouvent, peuvent être changées selon que ces circonstances varient. C'est pour cela que Socrate distingue toujours deux sortes de lois : l'une, qu'il appelle la loi qui est 1; l'autre, la loi qui a été faite 3.

Aimer chaque chose selon la dignité de sa nature est donc la loi universelle, éternelle et immuable de toutes les intelligences; et c'est de cette loi que découlent toutes les autres lois, et toutes les vertus, soit divines, soit humaines, soit civiles, soit morales. Voyons-en l'étendue et les suites nécessaires.

1° Il faut respecter l'Être suprême, et l'aimer d'un amour souverain, seul digne de sa nature. La re

1 Je ne parle point ici du motif de l'amour, qui peut être le plaisir ou la sensation agréable que l'objet aimé excite en nous; je ne parle que de la règle de l'amour, qui doit être la perfection des objets.

2 Τον νώ.

3 Τὸ γενόμενον.

FENELON.

TOME III.

23

ligion est le fondement de toute bonne politique. La différence des cérémonies et du culte extérieur, par lesquels on exprime son adoration intérieure, serait arbitraire, et pourrait varier selon les différents génies des peuples; chaque homme naîtrait dans une liberté parfaite là-dessus, si Dieu ne nous avait pas ôté cette liberté naturelle par une révélation expresse. Mais l'amour et le respect de la Divinité est une partie essentielle de la loi naturelle, et un devoir fondé sur les rapports immuables qu'il y a entre le fini et l'infini, indépendamment même de toute révélation.

2o Il faut respecter et vouloir du bien à toutes les espèces particulières d'êtres produits par cet Être suprême, à chacun selon la dignité de sa nature : de là vient le respect pour les êtres invisibles supérieurs à nous, et la compassion pour les bêtes qui sont au-dessous de nous.

3o Il faut aimer et respecter cette espèce particulière d'êtres dont nous sommes les individus, et avec qui nous avons un rapport immédiat : de là viennent l'humanité, la philanthropie, et toutes les autres vertus morales qui rendent l'homme aimable, et chaque pays la patrie commune du genre humain.

4o Il faut aimer et respecter cette espèce particulière d'hommes avec qui nous vivons, et dans la société desquels la nature nous a fait naître; de là | viennent l'amour de la patrie, et toutes les autres vertus civiles et politiques.

5o Il faut aimer et respecter ceux qui ont été les instruments de notre existence, et avec qui nous sommes liés par la naissance et le sang; voilà l'amour de la famille, et le respect paternel, que les Romains appelaient pietas parentum.

6o Il faut nous aimer nous-mêmes comme étant une petite parcelle de ce grand tout qui compose l'univers. L'amour-propre bien réglé et légitime ne doit tenir que le dernier lieu. Ce serait une chose monstrueuse de se préférer à toute sa famille, sa famille à toute sa patrie, sa patrie à tout le genre humain; car l'amour raisonnable, se réglant toujours sur le degré de perfection et d'excellence de chaque objet, commence par l'universel, et descend par gradation au particulier. Au contraire, le soin qu'il faut avoir de faire remplir à chacun les devoirs de cette loi éternelle doit commencer par le particulier, et remonter au général. La raison est que la capacité d'aimer étant infinie, l'homme ne doit jamais la borner à rien de particulier; mais sa capacité d'entendre étant très-finie, il ne peut pas s'appliquer également aux besoins de tout le genre humain.

On renverse ce bel ordre en confondant toujours deux choses tout à fait distinctes : le soin que chaque être particulier doit avoir de se perfectionner et de se conserver, avec cet amour d'estime et de préférence qu'il faut toujours régler selon la perfection des objets. La conservation propre est le premier de tous les soins, parce que nous ne pouvons pas songer à tout, et que nous sommes plus immédiatement chargés de nous-mêmes que de tout le reste du genre humain. L'amour-propre est le dernier de tous les amours, parce que notre être borné n'étant qu'une petite parcelle de ce grand univers, avec lequel nous faisons un tout, il ne faut pas rapporter la totalité de perfection à la partie, mais la partie au tout. Nous devons songer plus immédiatement à notre propre conservation, qu'à celle d'aucun autre homme particulier comme nous. Nous devons plus à notre famille propre, qu'à une autre famille étrangère. Nous devons plus à notre patrie, dans le sein de laquelle nous avons été instruits, élevés et protégés pendant notre enfance, qu'à une autre société particulière d'hommes que nous n'avons jamais vue. Toutes choses égales, nous devons plus au particulier dont nous sommes immédiatement chargés par la nature ou la Providence, qu'au particulier auquel nous n'avons aucun rapport. Mais quand il s'agit du bien particulier comparé avec le bien général, il faut toujours préférer le second au premier. Il n'est pas permis de se conserver en ruinant sa famille, ni d'agrandir sa famille en perdant sa patrie, ni de chercher la gloire de sa patrie en violant les droits de l'humanité. C'est sur ce principe qu'est fondé ce qu'on appelle le droit des gens et la loi des nations. Comme les sujets de chaque État doivent être soumis aux lois de leur patrie, quoique ces lois soient quelquefois contraires à leur intérêt particulier; de même chaque nation séparée doit respecter les lois de la patrie commune, qui sont celles de la nature et des nations, au préjudice même de son intérêt propre et de sonagrandissement. Sans cela, il n'y aurait point de différence entre les guerres justes et les injustes; les conquérants les plus ambitieux pourraient usurper le domaine de leurs voisins; et les États qui auraient le plus de force seraient en droit de faire ce qu'ils font souvent contre toute loi et toute justice. Quelle différence entre ces idées et celles qui nous enseignent que l'univers n'est qu'une même république, gouvernée par un père commun; que les rois de la terre sont soumis à la même loi générale que les particuliers de chaque État; que cette loi éternelle, immuable, universelle, est de préférer toujours le bien général au bien particulier!

point la force et la justice de cette loi. Elle n'est point fondée sur l'accord des nations et sur le consentement libre des législateurs, mais sur les rapports immuables de notre être à tout ce qui l'environne. Nous examinons ce que les hommes feraient s'ils étaient raisonnables, et non pas ce qu'ils font quand ils suivent leurs passions.

Les libertins et les amateurs de l'indépendance; béissance et le défaut d'attention n'anéantissent diront que ce n'est pas raisonner, que d'introduire ainsi dans la politique les maximes de la religion. Mais je ne parle point de la religion révélée; je ne 'parle que de ce respect de la Divinité, qui est fondé sur la raison. Je n'admets ici aucuns principes, que ceux qui se tirent de la lumière naturelle. Je ne dis que ce qu'ont dit avant moi tous les grands législateurs et philosophes, soit grecs, soit romains; savoir, qu'il est impossible de fixer les vrais principes de la politique, sans poser ceux de la religion. « Il y a eu des philosophes, dit Cicéron', qui niaient «< que les dieux s'intéressassent aux choses humai<< nes. Si leur opinion est vraie, où est la piété, où << est la sainteté, où est la religion?...

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D'ailleurs, la plupart de ces abus ne sont que de fausses conséquences que les païens tiraient de cette grande loi que nous venons d'établir. Platon et Lycurgue ne prétendaient point favoriser les passions honteuses et brutales; mais ils permettaient le mélange libre des deux sexes, fait avec modestie, dans un certain temps de l'année, afin que les enfants ne reconnussent point d'autre famille que la patrie, ni d'autres pères que les conservateurs des lois : maxime contraire à la sainteté de nos mariages, maxime cependant fondée, à ce que croyaient ces législateurs, sur l'amour de la patrie. Ils se trompaient sans doute dans ces conséquences; mais, en se trompant, ils tendaient à cette loi éternelle et immuable que tous doivent

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On objectera peut-être que tout ce qu'on a dit de la loi naturelle, éternelle, immuable, et commune à toutes les intelligences, sont des idées romanesques et chimériques; que rien n'est plus contradic-suivre. Cicéron nous assure que c'était le sentiment toire que les sentiments et les coutumes des différents législateurs et des différents peuples sur la loi naturelle; que Platon voulait établir la communauté des femmes ; que Lycurgue semblait approuver la prostitution; que Solon permettait aux Athéniens de tuer leurs propres enfants; que les Perses épousaient leurs mères et leurs filles; les Scythes mangeaient de la chair humaine; les Gétuliens et les Bactriens, par politesse, permettaient à leurs femmes d'avoir commerce avec les étrangers: de sorte qu'il n'y a point de loi fixe et immuable dans laquelle tout le monde convienne; au contraire, dans chaque pays et dans chaque État, ce que l'un juge honnête l'autre le condamne comme malhonnête.

Mais est-ce raisonner, que de parler ainsi? Tous les hommes ne sont pas raisonnables; donc la raison n'est qu'une chimère : tous n'aperçoivent pas, faute d'attention et de science, les rapports et les propriétés des lignes; donc il n'y a point de démonstration géométrique. L'homme, à la vérité, n'est pas toujours attentif à cette loi naturelle; il ne la suit pas même quand il la découvre; mais la déso

De nat. Deor. lib. 1, n° 2. Sunt enim philosophi, et fuerunt, qui omnino nullam habere censerent humanarum rerum procurationem deos. Quorum si vera sententia est, quæ potest esse pietas? quæ sanctitas? quæ religio ?... Quibus sublatis, perturbatio vitæ sequitur, et magna confusio. Atque haud scio an, pietate adversus deos sublata, fides etiam, et societas humani generis, et una excellentissima virtus, justitia, tollatur.

des platoniciens, des stoïciens et de tous les sages de l'antiquité, que « la loi n'a point été une inven«tion de l'esprit humain, ni un règlement établi « par les différents peuples, mais quelque chose « d'éternel : que cette loi a non-seulement précédé l'origine des peuples et des sociétés, mais qu'elle << est aussi ancienne que la Divinité même qu'elle << n'a pas commencé d'être une loi quand elle a été écrite, mais qu'elle l'a été dès sa première ori« gine; que son origine est la même que celle de l'esprit divin, parce que la vraie et souveraine «<loi n'est autre que la suprême raison du grand Jupiter. »

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CHAPITRE III.

L'homme naît sociable.

Je n'entends point ici, par être sociable, vivre ensemble, et se voir dans certains lieux et en cer

CIC. de Leg. lib. II, no 4. Hanc igitur video sapientissimorum fuisse sententiam, legem neque hominum ingeniis excogitatam, nec scitum aliquod esse populorum, sed æternum quiddam, quod universum mundum regeret, imperandi prohibendique sapientia. Ita principem legem illam et ultimam, mentem esse dicebant, omnia ratione aut cogentis, aut vetantis Dei ex qua illa lex, quam dii humano generi dederunt, recte est laudata.... Quæ vis (sive lex) non modo senior est, quam ætas populorum et civitatum, sed æqualis illius, cœJum atque terras tuentis et regentis Dei.... Quæ non tum denique incipit lex esse, cum scripta est, sed tum, cum orta est: orta autem simul est cum mente divina. Quamobrem lex vera atque princeps, apta ad jubendum et ad vetandum, ratio est recta summi Jovis.

tains temps les bêtes les plus féroces le sont de cette sorte. On peut se voir chaque jour, sans être en commerce de société; on peut vivre séparé de tous les hommes, et être sociable. Par société, j'entends un commerce mutuel d'amitié. Or, tous les êtres raisonnables sont obligés, par la loi immuable de leur nature, de vivre ainsi ensemble.

« Ceux qui ont une même loi commune doivent « être regardés, dit Cicéron', comme citoyens «< d'une même ville. L'univers, continue-t-il, est « une grande république, dont les dieux inférieurs << et les hommes sont les citoyens, et le grand Dieu tout-puissant le prince et le père commun. » << Si la raison est commune à tous, la loi nous « est commune aussi, dit l'empereur Marc-Anto« nin. La loi étant commune, nous sommes con« citoyens; nous vivons donc sous une même po« lice; et le monde entier n'est par conséquent que «< comme une ville. »

L'idée est belle et lumineuse, et nous montre quel est le premier principe d'union et de société parmi les hommes. Toutes les intelligences qui se connaissent sont obligées de vivre dans un commerce mutuel d'amitié, à cause de leur rapport essentiel au père commun des esprits, et de leur liaison mutuelle comme membres d'une même république, qui est gouvernée par une même loi. C'est ainsi que nous concevons qu'il peut y avoir une société d'amour parmi les pures intelligences, dont le bonheur commun est augmenté par la joie et le plaisir noble et généreux qu'a chacune de voir toutes les autres heureuses et contentes. C'est ainsi que les dieux inférieurs, pour parler comme les païens, ou plutôt les hommes divins, affranchis des liens corporels, peuvent, sans que nous nous en apercevions, avoir de la société avec les hommes mortels, en leur donnant des secours invisibles.

De là est venue l'idée qu'avaient les païens du commerce qu'ils supposaient entre les divinités et les hommes; et toutes ces fictions des dieux, des demi-dieux, des déesses, des naïades, etc. qui protégeaient les humains, et conversaient avec eux dans les temps héroïques et fabuleux. C'est ainsi que chaque homme, en tant qu'il est un être raisonnable, indépendamment de son corps et de ses besoins, doit se regarder comme membre de la société humaine, citoyen de l'univers, et partie

ICIC. de Leg. lib. 1, n° 7. Inter quos est communio legis... civitatis ejusdem habendi sunt.... Ut jam universus hic mundus, una civitas communis deorum atque hominum existi

manda.

* Lib. 1V, § 4. Λόγος κοινός. Εἰ τοῦτο, καὶ ὁ νόμος, κοινός Εἰ τοῦτο, πολιται ἔσμεν. Εἰ τοῦτο, πολιτεύματος τίνος μετέχομεν. Εἰ τοῦτο, ὁ κόσμος ὡσανεὶ πόλις ἐξί.

d'un grand tout, dont il doit chercher le bien général préférablement à son bien particulier.

Mais, outre ce premier principe d'union et de société, qui est sans doute le plus noble, il y en a deux autres qui méritent d'être considérés : l'indigence corporelle, et l'ordre de la génération.

L'indigence de l'homme est plus grande que celle des animaux. Il naît faible, et incapable de se se-* courir, et de demander aux autres ce dont il a besoin. Tous les autres animaux, au bout de quelques semaines, sont en état de se procurer ce qui est nécessaire pour leur conservation. L'homme, au contraire, pendant plusieurs années, languit dans un état d'enfance et de faiblesse; il ne vit qu'à demi; il est dans l'impuissance par lui-même de se garantir contre les injures de l'air, contre la violence des animaux, et contre les passions des autres hommes.

L'auteur de la nature a fait naître l'homme ainsi indigent, afin de nous rendre la société nécessaire. Il aurait pu créer chacun de nous avec une suffisance de bonheur et de perfection, pour vivre seul, séparé de tous les autres hommes; mais il ne l'a pas voulu, afin de nous donner occasion d'imiter sa bonté communicative, en contribuant mutuellement à notre bonheur par les devoirs d'une amitié réciproque.

L'Etre souverain a lié les hommes ensemble, non-seulement par l'indigence et le besoin mutuel qu'ils ont les uns des autres, mais encore par l'ordre de leur naissance. Il aurait pu créer tous les hommes d'un même sexe tout à la fois, et dans l'indépendance les uns des autres; mais il ne l'a pas voulu, afin que les liens du sang et de la naissance tinssent lieu de ceux de la charité et de l'amitié, et que les uns contribuassent à former et à fortifier les autres. Je ne parle pas encore du pouvoir paternel, ni de l'ordre de la génération, en tant qu'elle est une source d'autorité; mais seulement en tant qu'elle est une source d'union et de société. Par cet ordre admirable de la propagation, les pères regardent les enfants comme une partie d'eux-mêmes, et les enfants regardent leurs pères comme les auteurs de leur existence, et ils sont disposés par là à se rendre les uns aux autres les devoirs de tendresse et de gratitude, d'amour et de respect.

Outre ce lien d'union que Dieu a formé parmi les hommes, par l'ordre de la génération, il y en a encore un autre qui en résulte : c'est l'amour de la patrie. Les hommes ne naissent pas libres de s'assujettir à telle société qu'ils voudront, ou de former de nouvelles sociétés selon leur caprice. Ceux à qui nous devons notre naissance, notre conservation,

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