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ne se point flatter, et à prendre un parti ferme sur la nécessité. Vous ne prêtez volontiers l'oreille, Sire, qu'à ceux qui vous flattent de vaines espérances. Les gens que vous estimez les plus solides sont ceux que vous craignez et que vous évitez le plus. Il faudrait aller au-devant de la vérité, puisque vous êtes roi; presser les gens de vous la dire sans adoucissement, et encourager ceux qui sont trop timides. Tout au contraire, vous ne cherchez qu'à ne point approfondir; mais Dieu saura bien enfin lever le voile qui vous couvre les yeux, et vous montrer ce que vous évitez de voir. Il y a longtemps qu'il tient son bras levé sur vous; mais il est lent à vous frapper, parce qu'il a pitié d'un prince qui a été toute sa vie obsédé de flatteurs, et parce que, d'ailleurs, vos ennemis sont aussi les siens. Mais il saura bien séparer sa cause juste, d'avec la vôtre qui ne l'est pas, et vous humilier pour vous convertir; car vous ne serez chrétien que dans l'humiliation. Vous n'aimez point Dieu; vous ne le craignez même que d'une crainte d'esclave; c'est l'enfer, et non pas Dieu, que vous craignez. Votre religion ne consiste qu'en superstitions, en petites pratiques superficielles. Vous êtes comme les Juifs, dont Dieu dit : Pendant qu'ils m'honorent des lèvres, leur cœur est loin de moi 1. Vous êtes scrupuleux sur des bagatelles, et endurci sur des maux terribles. Vous n'aimez que votre gloire et votre commodité. Vous rapportez tout à vous comme si vous étiez le Dieu de la terre, et que tout le reste n'eût été créé que pour vous être sacrifié. C'est, au contraire, vous que Dieu n'a mis au monde que pour votre peuple. Mais, hélas! vous ne comprenez point ces vérités : comment les goûteriez-vous? Vous ne connaissez point Dieu, vous ne l'aimez point, vous ne le priez point du cœur, et vous ne faites rien pour le connaître.

Vous avez un archevêque 2 corrompu, scandaleux, incorrigible, faux, malin, artificieux, ennemi de toute vertu, et qui fait gémir tous les gens de bien. Vous vous en accommo

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2 François de Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, nort le 6 août 1695.

dez, parce qu'il ne songe qu'à vous plaire par ses flatteries. Il y a plus de vingt ans qu'en prostituant son honneur, il jouit de votre confiance. Vous lui livrez les gens de bien, vous lui laissez tyranniser l'Église, et nul prélat vertueux n'est traité aussi bien que lui.

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Pour votre confesseur, il n'est pas vicieux; mais il craint la solide vertu, et il n'aime que les gens profanes et relâchés : il est jaloux de son autorité, que vous avez poussée au delà de toutes les bornes. Jamais confesseurs des rois n'avaient fait seuls les évêques, et décidé de toutes les affaires de conscience. Vous êtes seul en France, Sire, à ignorer qu'il ne sait rien que son esprit est court et grossier, et qu'il ne laisse pas d'avoir son artifice avec cette grossièreté d'esprit. Les jésuites mêmes le méprisent, et sont indignés de le voir si facile à l'ambition ridicule de sa famille. Vous avez fait d'un religieux un ministre d'État. Il ne se connaît point en hommes, non plus qu'en autre chose. Il est la dupe de tous ceux qui le flattent et lui font de petits présents. Il ne doute ni n'hésite sur aucune question difficile. Une autre, très-droit et très-éclairé, n'oserait décider seul. Pour lui, il ne craint que d'avoir à délibérer avec des gens qui sachent les règles. Il va toujours hardiment, sans craindre de vous égarer; il penchera toujours au relâchement, et à vous entretenir dans l'ignorance. Du moins il ne penchera aux partis conformes aux règles que quand il craindra de vous scandaliser. Ainsi, c'est un aveugle qui en conduit un autre, et, comme dit Jésus-Christ, ils tomberont tous deux dans la fosse 2.

Votre archevêque et votre confesseur vous ont jeté dans les difficultés de l'affaire de la régale, dans les mauvaises affaires de Rome 3; ils vous ont laissé engager par M. de Louvois dans celle de Saint-Lazare, et vous auraient laissé mourir

Le père de la Chaise, jésuite, mort en 1709.

2 Matth., XV, 14.

3 Ceci est confirmé par l'abbé Fleury, dans ses notes sur l'assemblée de 4682. (Nouveaux Opuscules, édit. de 1818, p. 208 et suiv.) Voyez aussi les Mémoires du père d'Avrigny, 19 mars 1681.

dans cette injustice, si M. de Louvois eût vécu plus que vous 1. On avait espéré, Sire, que votre conseil vous tirerait de ce chemin si égaré; mais votre conseil n'a ni force ni vigueur pour le bien. Du moins madame de M. et M. le D. de B. 2 devaient-ils se servir de votre confiance en eux pour vous détromper; mais leur faiblesse et leur timidité les déshonorent et scandalisent tout le monde. La France est aux abois: qu'attendent-ils pour vous parler franchement? que tout soit perdu? Craignent-ils de vous déplaire ? Ils ne vous aiment donc pas ; car il faut être prêt à fâcher ceux qu'on aime, plutôt que de les flatter ou de les trahir par son silence. A quoi sont-ils bons, s'ils ne vous montrent pas que vous devez restituer les pays qui ne sont pas à vous, préférer la vie de vos peuples à une fausse gloire, réparer les maux que vous avez faits à l'Église, et songer à devenir un vrai chrétien avant que la mort vous surprenne? Je sais bien que, quand on parle avec cette liberté chrétienne, on court risque de perdre la faveur des rois ; mais votre faveur leur est-elle plus chère que

1 Ce ministre mourut le 16 juillet 1691. Pour l'intelligence de ce passage, il faut se souvenir que le marquis de Nérestang, grand maître de l'ordre de Saint-Lazare, ayant donné sa démission le 26 janvier 1672, l'ordre offrit la grande maîtrise à Louis XIV. Ce prince, n'ayant pas jugé propos de l'accepter, nomma le marquis de Louvois vicaire général, le 4 février suivant. Louvois fit réunir à l'ordre, par la seule autorité royale, qui, de l'aveu même de MM. de Saint-Lazare, ne pouvait en disposer sans le concours de l'autorité ecclésiastique, les maisons, droits, biens et revenus qui avaient été ci-devant possédés par tous autres ordres hospitaliers militaires, séculiers ou réguliers, éteints, supprimés ou abolis; il créa des commanderies, qu'il laissa vacantes, et dont il perçut les revenus; enfin il exigea, pour la réception de chaque chevalier, deux cents écus d'or, au lieu de cent qu'on donnait auparavant. L'édifice de grandeur élevé par Louvois croula avec ce ministre. Il n'avait pu obtenir du pape la confirmation de son titre de vicaire général. Vingt années du plus grand pouvoir et de la plus grande autorité ne purent arrêter les réclamations qui se reproduisaient à tous les instants : elles triomphèrent entin; et, par l'édit de 1693, le roi désunit tous les biens qu'il avait réunis en 1672 à l'ordre de Saint-Lazare. Voyez l'Hist. des Ordres de N. D. du Mont-Carmel et de Saint-Lazare, par Gauthier de Sibert, 1772, in4°; et le Rapport fait à l'assemblée du clergé de 1772, par M. de Brienne, archevêque de Toulouse (Proc. verb. du Clergé, t. vII, 2e part. p. 1990 et 1991), d'où cette note est tirée.

2 Madame de Maintenon et M. de Beauvilliers.

votre salut? Je sais bien aussi qu'on doit vous plaindre, vous consoler, vous soulager, vous parler avec zèle, douceur et respect; mais enfin il faut dire la vérité. Malheur, malheur à eux s'ils ne la disent pas ! et malheur à vous si vous n'êtes pas digne de l'entendre! Il est honteux qu'ils aient votre confiance sans fruit depuis tant de temps. C'est à eux à se retirer si vous êtes trop ombrageux, et si vous ne voulez que des flatteurs autour de vous. Vous demanderez peut-être, Sire, qu'est-ce qu'ils doivent vous dire; le voici : Ils doivent vous représenter qu'il faut vous humilier sous la puissante main de Dieu, si vous ne voulez qu'il vous humilie; qu'il faut demander la paix, et expier par cette honte toute la gloire dont vous avez fait votre idole; qu'il faut rejeter les conseils injustes des politiques flatteurs; qu'enfin il faut rendre au plus tôt à vos ennemis, pour sauver l'État, des conquêtes que vous ne pouvez d'ailleurs retenir sans injustice. N'êtes-vous pas trop heureux, dans vos malheurs, que Dieu fasse finir les prospérités qui vous ont aveuglé, et qu'il vous contraigne de faire des restitutions essentielles à votre salut, que vous n'auriez jamais pu vous résoudre à faire dans un état paisible et triomphant? La personne qui vous dit ces vérités, Sire, bien loin d'être contraire à vos intérêts, donnerait sa vie pour vous voir tel que Dieu vous veut, et elle ne cesse de prier pour vous.

'Ceci prouve encore que cette lettre a été écrite après la bataille navale de la Hogue, en 1692, premier malheur de Louis XIV, et même après la prise de Pondichéri par les Hollandais, en 1695, qui pouvait obliger le roi aux restitutions dont parle Fénelon.

FIN.

ΣΑΝΤΟΣ

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