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Libertas; quæ sera tamen respexit inertem,
Candidior postquam tondenti barba cadebat...

achèvent de nous faire connaître la condition humble et précaire du père de notre poëte et la misère des temps. Il est vraisemblable que si Tityre possédait quelques biens en propre, il n'était pas de condition libre, et tenait à ferme les biens d'un propriétaire peu commode et peu juste. Rien n'empêche non plus qu'on ne reconnaisse, dans le vieillard Méris de la neuvième Églogue, Virgile lui-même venant, au nom du berger son père, se plaindre à Rome des violences du centurion Arius qui les avait expulsés de leur domaine, où ils venaient d'être rétablis par Octave. Quand même on ne tiendrait pas compte de ces petites circonstances de la vie de Virgile, qui se font jour à travers le dialogue charmant des Églogues, on ne se tromperait pas en assurant que le poëte des Géorgiques est né sous un toit rustique, qu'il a commencé de vivre au milieu des occupations des champs, des images riantes ou sévères du travail, et qu'il n'a fait que passer d'un premier et doux état de rêverie à une contemplation forte et savante de la nature cultivée. Quoi qu'il en soit, son père l'envoya à Crémone pour y apprendre les belleslettres. Ainsi le père d'Horace avait mené son fils à Rome, ne voulant pas rougir de lui devant les fils des centurions; noble et touchante vanité, qui nous fait aimer davantage les deux pères, et les deux poëtes sem

blables par leurs humbles commencements! Virgile atteignait sa seizième année, quand il quitta cette ville pour se rendre à Milan, où il prit la robe virile, le jour même de la mort de Lucrèce : comme si les Muses, dit Lebeau, eussent voulu montrer dans cet homme le poëte qui devait hériter de la gloire d'un beau génie. Alors Crassus et Pompée étaient consuls pour la seconde fois. Naples, l'Athènes de l'Italie, attirait à ses écoles célèbres l'élite de la jeunesse romaine; Naples avait conservé dans sa pureté harmonieuse le langage des Grecs. L'esprit, le goût, la science, la philosophie, les traditions de la Grèce y revivaient sous un ciel encore plus doux que celui de l'Attique ; et le mouvement des études, recommencé par les esprits latins, à la fois imitateurs et créateurs, y était prodigieux. Virgile vint donc à Naples ; et comme Cicéron s'y était préparé à l'éloquence par la pratique passionnée des modèles grecs et par des études générales, Virgile avec la même ardeur et la même souplesse d'esprit s'appliqua à la physique, à l'histoire naturelle, à la philosophie, aux mathématiques, à toutes les sciences qui s'étaient répandues de la Grèce dans le monde.

Il étudia les diverses philosophies de la Grèce; et on devine sans peine que sa belle imagination, réglée par un grand sens, dut s'attacher à ce qu'il y avait de plus noble, de plus hardi et de plus raisonnable dans ces systèmes. Pythagore, Épicure et surtout Platon sont

mêlés dans les Géorgiques et dans l'Énéide aux meilleurs mouvements de la poésie; et tout le monde sait les beaux endroits de ces deux poëmes où Virgile expose avec une lucidité admirable et avec un divin enthousiasme les théories magnifiques de l'organisation de la matière, de l'immortalité des âmes, de leurs transmigrations, de la constitution de toute chose dans cet univers. Au reste, les Géorgiques, si l'on n'en examine que le fond didactique, et les six derniers chants de l'Énéide, pleins des antiquités de l'Italie, seraient des preuves assez solides par elles-mêmes du profond savoir de Virgile, et vaudraient mieux qu'un détail biographique pour témoigner des solides commencements du poëte.

Virgile est-il venu à Rome du vivant de César? A-til été connu de César? Martyn, commentateur anglais, penche pour l'affirmative, et cite, à l'appui de son opi*nion, ce trait de l'apothéose du dictateur dans la cinquième Églogue: Amavit nos quoque Daphnis. La conjecture n'a rien d'extraordinaire, pour peu que l'on tienne au sens de l'apothéose, et à cette déification pastorale du dictateur. Mais toutes les traditions attestent que Virgile se rendit à Rome après la bataille de Philippes, et que présenté à Mécène par Pollion, et par Mécène à Auguste, il obtint, grâce à ces protecteurs puissants, la restitution de ses biens. Il est d'ailleurs beaucoup plus naturel de rattacher à cette circonstance en quelque sorte décisive de la vie du poëte ses premiers

essais poétiques, et de laisser le chantre des forêts et des troupeaux dans sa solitude champêtre jusqu'au moment où la violence des temps l'en chasse, et arrache à son âme contristée la première et la plus délicieuse plainte de l'exilé. Il n'entre pas dans le plan de cette notice de comparer Virgile à Théocrite, ni d'examiner, avec certains critiques, si le poëte latin a forcé le genre pastoral, et l'a gâté par des raffinements excessifs. On ne renonce pas aisément à admirer ce qui est vif et plein de grâce, pour rechercher dans quelle mesure l'érudition s'y mêle à l'originalité. Que nous importe après tout que les bergers de Virgile s'expriment dans la langue exquise des patriciens, si les sentiments qu'ils expriment sont exquis!

Si les Églogues rendent un si naïf témoignage de la vie, des mœurs, des goûts, des connaissances et du tour d'esprit de ce grand poëte, que dire des Géorgiques, de son plus bel ouvrage, du fruit le plus mûr de la science et de la méditation? Virgile consacra, dit-on, sept années à son chef-d'œuvre, et paraît ne l'avoir achevé qu'en 724, après la célèbre ambassade que Tiridate et Phraate, son rival, envoyèrent à Auguste, arbitre de leur querelle pour la possession du trône. Sept années ne sont rien pour celui qui vise à l'absolue perfection dans les écrits et qui y atteint. Or si l'on considère, sous le rapport de la science pratique l'imperfection des théories agronomiques des Grecs, la faiblesse

a.

de dessin du poëme d'Hésiode, le peu de bons préceptes alors en vigueur dans l'Italie, et les préjugés innombrables des laboureurs, l'effrayante décadence des mœurs, du travail champêtre et des traditions antiques; sous le rapport de l'art, la difficulté presque entière pour Virgile d'assujettir à la précision didactique la langue des vers, sans la gêner, l'obscurcir, ni l'éteindre; ce qu'il a fait d'efforts inouïs pour relever par les ornements d'une poésie splendide les préceptes de la sagesse la plus vulgaire, qui ne reconnaîtra avec Voltaire que les Géorgiques sont l'ouvrage de poésie le plus parfait que les hommes aient produit?

Virgile pensait à l'Énéide en repolissant ses Géorgiques, où déjà brillent çà et là des lueurs de l'épopée. L'idée douce et triste des Églogues, à travers laquelle se montre la patrie romaine abattue par les factions et relevée par Auguste, se soutient, s'agrandit dans les Géorgiques, et prend dans l'Énéide les développements immenses d'une épopée nationale. Virgile avait traversé les derniers temps des guerres civiles; il avait vu le monde romain près de s'abîmer dans ses ruines, et la civilisation elle-même en danger de périr. Auguste relevait, réparait tout d'une main ferme et adroite. Le fondateur d'un empire nouveau, l'homme habile et puissant, qui maintenait avec les formes de l'ancienne république tout ce qu'elle avait fait de grand, qui s'appliquait à anéantir doucement les derniers restes de

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