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les plus distingués de son temps. Il avoit une prédilection particulière pour Crébillon : c'étoit une de ses vieilles admirations. « Il y a, disoit-il, des cœurs qui ya, » sont faits pour certains genres de dramatique; le >> mien, en particulier, est fait pour celui de Crébillon; >> et comme dans ma jeunesse je devins fou de Rha» damiste, j'irai aux Petites - Maisons pour Catilina. » Quant à Voltaire, on sait qu'il ne lui rendoit pas entièrement justice, et que Voltaire, à son tour, ne se piquoit pas envers lui d'une exacte équité. Il n'en faut point chercher la cause dans des oppositions, dans des antipathies de caractère, de doctrine et de talent. Il y avoit entre eux plus d'accord que de dissentiment en ce qui regardoit les principes philosophiques; et leur tour d'esprit, sans être tout-à-fait semblable, étoit loin d'offrir un contraste décidé. Mais leurs deux ré

putations, dont l'une (celle de Montesquieu) compensoit, par un caractère plus marqué d'élévation et de solidité, ce que l'autre avoit de plus brillant et de plus étendu; ces deux réputations, trop analogues cependant pour ne pas rivaliser entre elles, et trop différentes pour que l'une pût absorber l'autre, sembloient se trouver trop à l'étroit dans un espace que chacune d'elles auroit voulu remplir toute seule. De là, peutêtre, sans qu'ils s'en rendissent compte à eux-mêmes, cette sévérité chagrine avec laquelle ils se traitoient mutuellement. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils s'accusoient l'un l'autre de trop d'esprit : il est certain qu'ils en avoient prodigieusement tous deux, et que, si cet excès fort rare d'une qualité qui n'est pas trèscommune peut être la matière d'un reproche, ils le méritoient tous deux également. Montesquieu disoit :

«Voltaire a trop d'esprit pour m'entendre. Tous les

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» livres qu'il lit, il les fait; après quoi il approuve ou critique ce qu'il a fait. » Il lui trouvoit plus de bel esprit que de bon esprit, et l'accusoit de manquer quelquefois de sens. On lui attribue aussi ce mot : « Vol» taire a le plus de l'esprit dont tout le monde a. » Voltaire, de son côté, n'épargnoit à Montesquieu ni les critiques piquantes, ni les réflexions malignes; mais c'est lui qui a dit à propos de l'Esprit des Lois : « Le >> genre humain avoit perdu ses titres, Montesquieu les » a retrouvés et les lui a rendus. » Il n'y a pas d'épigrammes qu'un si magnifique éloge ne rachète et n'efface.

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Un de ses contemporains et de ses amis que j'ai déjà cité, le marquis d'Argenson, a tracé en peu de mots l'humeur et les manières qu'il portoit dans la société. Beaucoup de douceur, assez de gaîté, une égalité parfaite, un air de simplicité et de bonhomie qui, » vu sa réputation, lui formoit un mérite particulier. » Il avoit quelquefois des distractions, et il lui échappoit des traits de naïveté qui le faisoient trouver plus aimable, parce qu'ils contrastoient avec l'esprit qu'on lui connoissoit. » Sans trop convenir qu'il étoit distrait, selon l'ordinaire des gens qui ont ce petit défaut, il avouoit qu'il n'étoit pas fâché de passer pour tel, parce que cela lui faisoit hasarder bien des négligences, qui autrement l'auroient embarrassé. Il se plaignoit plus franchement de sa timidité, qu'il appeloit le fléau de toute sa vie, qu'il accusoit de repandre un nuage sur ses pensées, de déranger ses expressions, et même de lier sa langue. Il étoit moins sujet à ces abattements devant des gens d'esprit que devant des sots; et il se fé

TOME I.

d

licite quelque part d'avoir, dans de grandes occasions, fait d'assez heureux efforts pour rompre les liens qui enchaînoient son esprit et ses organes. Les preuves qu'il en donne, je suis forcé d'en convenir, attesteroient mieux au besoin l'empire de la timidité sur lui, que son triomphe sur elle. On croit entendre madame de Sévigné s'applaudissant d'avoir été en fortune, parce qu'elle a répondu, sans trop hésiter, des choses assez communes à Louis XIV qui la questionnoit. On conçoit que, timide et distrait à la fois, Montesquieu ne cherchât point à briller dans la conversation : il y brilloit d'autant moins qu'on avoit l'air de s'y attendre davantage, et il étoit ravi de trouver un homme qui voulût bien en prendre la peine pour lui. Il aimoit les maisons où il pouvoit se tirer d'affaire avec son esprit de tous les jours. Telles étoient pour lui quelques sociétés composées des hommes les plus distingués ou des femmes les plus aimables de Paris : là, on lui permettoit de ne regarder la conversation que comme un délassement; on lui pardonnoit son silence et sa rêverie, et on lui savoit gré des traits inattendus, des vives saillies de réflexion par lesquelles il sortoit quelquefois de l'un ou de l'autre. Son accent gascon, dont il sembloit avoir dédaigné de se corriger, et sa voix claire, même un peu criarde, donnoit à ses paroles un air de singularité qui les rendoit peut-être encore plus remarquables. Du reste, on cite de lui très-peu de ce qu'on appelle bons mots, soit qu'il lui échappât rarement de ceux qui se retiennent, soit plutôt qu'on n'ait pas pris le soin de les recueillir. Le plus connu est sa réponse à un conseiller

Mot de Vauvenargues.

du parlement de Bordeaux, homme vif et léger, qui, s'efforçant de lui persuader une chose difficile à croire, lui disoit : Si ce n'est pas vrai, je vous donne ma tête. Je l'accepte, répondit Montesquieu; les petits présents entretiennent l'amitié. On raconte aussi qu'une demoiselle, dont les aventures galantes avoient eu des suites difficiles à cacher, le questionnant avec quelque impor tunité sur ce qu'il entendoit par le bonheur, il lui répondit: Le bonheur, c'est la fécondité pour les reines, et la stérilité pour les filles.

L'art d'écrire des lettres a plus d'un rapport avec celui de converser, dont il est le supplément. La plupart des qualités qu'ils exigent leur sont communes ; ils ont les mêmes défauts à fuir et les mêmes agréments à rechercher; l'esprit réussit mieux dans l'un et dans l'autre que le génie, le désir de plaire que celui de convaincre, la science du monde que celle des livres : les femmes ont excellé dans tous deux, parce que dans tous deux l'abandon, le mouvement, la variété, les grâces naturelles et faciles composent le suprême mérite. L'auteur de l'Esprit des Lois auroit pu dédaigner ce talent ou ne pas le posséder, faute d'y savoir descendre; mais il est permis de s'étonner qu'il ait manqué à l'auteur des Lettres persanes. Il s'en apercevoit lui-même, et en témoignoit quelque regret. « Je donnerois, disoit-il au président Hénault, trois ou >> quatre livres de l'Esprit des Lois pour savoir écrire » une lettre comme vous. » C'étoit mettre la chose à bien haut prix, et nous aurions tous, comme lui, trop perdu à ce marché. Les vraies causes du peu de succès de Montesquieu dans le genre épistolaire paroissent être l'état de forte préoccupation où le tenoit la com

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position de ses ouvrages, son extrême vivacité qui ne lui permettoit pas de s'étendre dans une lettre au-delà de ce qui étoit indispensable, et la foiblesse de ses yeux qui le condamnoit à n'écrire que peu de mots à la fois, ou à se servir d'une main étrangère. Buffon expliquoit, par les mêmes causes, cette grande concision qui est une des qualités les plus distinctives du style de Montesquieu, et que devoit trouver excessive un écrivain aussi nombreux que l'auteur de l'Histoire naturelle. « J'ai beaucoup connu Montesquieu, disoit-il, >> et ce défaut tenoit à son physique. Le président étoit » presque aveugle, et il étoit si vif, que la plupart >> du temps il oublioit ce qu'il vouloit dicter; en sorte qu'il étoit obligé de se resserrer dans le moindre » espace possible. » Pour ne parler que de ses lettres, la moitié de celles qu'on a imprimées de lui ne sont que de courts billets; et, quand elles excèdent cette dimension, il semble s'étonner et presque s'excuser de les avoir faites si longues. Dans plusieurs, au surplus, parmi beaucoup de phrases communes ou négligées, le génie de l'écrivain laisse échapper, soit une pensée profonde, soit un trait brillant d'imagination.

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Quelles que fussent habituellement la douceur et l'égalité de son humeur dans la société, la vivacité méridionale de son tempérament l'en faisoit quelquefois sortir; mais c'étoit pour peu d'instants; et il mettoit toujours beaucoup d'empressement et de bonne grâce à revenir. Ayant un jour disputé avec Mairan sur la Chine et les Chinois, dont il n'avoit pas toute la bonne idée qu'en avoient voulu donner les jésuites, auteurs des Lettres édifiantes, il craignit d'avoir mis trop d'emportement dans la discussion, et d'avoir fàché

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