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la philosophie et aux lettres. Quelque importante que fût sa charge, il s'y sentoit, pour ainsi dire, à l'étroit; celui qui est devenu l'oracle, non-seulement de tous les tribunaux, mais encore de tous les gouvernements du monde civilisé, ne trouvoit à déployer dans un parlement de province que les moyens d'un homme ordinaire; et, comme il arrive quelquefois qu'on devient inférieur à son emploi pour y être trop supérieur, il avoit le dépit de ne pouvoir atteindre, dans certaines parties de la judicature, à des succès que la médiocrité même auroit pu regarder comme au-dessous d'elle. « Quant à mon métier de président, » a-t-il dit depuis, comme j'ai le cœur très-droit, je comprenois assez les questions en elles-mêmes; mais je n'entendois rien à la procédure. Je m'y serois

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pour» tant appliqué; mais ce qui m'en dégoûtoit le plus, » c'est que je voyois à des bêtes le même talent qui me fuyoit pour ainsi dire. »

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Libre de tout lien, maître enfin de lui-même, et ayant obtenu, par sa nomination à l'Académie Françoise, le prix du sacrifice qu'il avoit fait à la littérature, il résolut de voyager. Beaucoup de gens, selon lui, savent payer des chevaux de poste; mais il y a peu de voyageurs. Il y en eut peu comme lui, sans

'Le marquis d'Argenson, dans ses Loisirs d'un Ministre d'état, dit que Montesquieu quitta sa charge pour que sa non-résidence à Paris ne fût point un obstacle à ce qu'il fût reçu à l'Académie, et qu'il prit pour prétexte qu'il alloit travailler à un grand ouvrage sur les lois. Il ajoute : « Le président Hénault, en quittant la sieune, en avoit donné la même raison. On plaisanta alors sur

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» ces messieurs, en disant qu'ils quittoient leur métier pour aller l'ap

» prendre. »

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La plupart des passages imprimés en caractères italiques sont

doute. Il avoit examiné, rapproché, approfondi, dans le silence de son cabinet, les lois de tous les temps et de tous les pays. Il lui restoit à connoître, à étudier les hommes qui sont régis par ces lois, à considérer sur les lieux mêmes le jeu des constitutions diverses, et à comparer le physique et le moral des différentes contrées pour en constater l'influence réciproque. Il entroit aussi dans son plan de visiter les savants, les littérateurs, les artistes, et surtout quelques personnages fameux dans la guerre ou dans la politique, qui, à cette époque, placés en divers lieux de l'Europe, et vivant désormais dans le repos, mais non pas dans l'oubli, étoient comme autant de monuments des succès du génie, des faveurs de la gloire, ou des vicissitudes de la fortune.

Un sentiment de bienveillance universelle, précieux attribut de la jeunesse, cet âge du bonheur, de la confiance et de la bonté, accompagna Montesquieu dans ses voyages. Il s'en rend à lui-même le témoignage en ces termes : « Quand j'ai voyagé dans les » pays étrangers, je m'y suis attaché comme au mien » propre ; j'ai pris part à leur fortune, et j'aurois sou» haité qu'ils fussent dans un état plus florissant. » Cette disposition d'âme, qui ne pouvoit manquer de se manifester dans ses discours et dans ses manières, contribua beaucoup sans doute à lui concilier l'affection de tous les nouveaux hôtes qu'il visitoit.

Il se rendit d'abord à Vienne, où il fut présenté au

extraits textuellement des Lettres familières et des OEuvres posthumes de Montesquien. Il en est de même de presque tous ceux qui sont renfermés dans des guillemets.

prince Eugène. Dans un petit écrit sur la Considération, que nous ne possédons pas, il avoit dit, en parlant de ce prince : « On n'est pas plus jaloux de ses >> grandes richesses que de celles qui brillent dans les > temples des dieux. » Ces paroles, magnifiquement louangeuses, avoient touché le héros qui en étoit l'objet. Il fit un accueil distingué à l'auteur, l'admit dans sa société la plus intime, et lui fit passer des moments délicieux. Montesquieu disoit depuis qu'il n'avoit jamais ouï dire à ce prince que ce qu'il falloit dire sur le sujet dont on parloit, même lorsque, quittant de temps en temps sa partie de jeu, il venoit se mêler à la con

versation.

Il quitta Vienne pour se rendre en Hongrie, contrée neuve encore aujourd'hui pour les voyageurs, et digne pourtant des regards de l'observateur philosophe. Il n'eut pas le tort qu'il a reproché depuis à la maison d'Autriche, de ne pas voir chez ce peuple les hommes qui y étoient 1. Il les vit, les fréquenta, et apprit à estimer cette noblesse hongroise qui, à l'aspect de la monarchie tombant pièce à pièce, oublia qu'elle avoit toujours été opprimée par ses souverains, et crut qu'il étoit de sa gloire de périr et de pardonner 2. Montesquieu parcourut la contrée avec attention, et la décrivit avec soin dans le journal de ses voyages.

C'est ici le lieu ou du moins l'occasion de dire quel sort a eu cette relation. En 1754, Montesquieu n'attendoit qu'un peu de loisir pour la rédiger ; il hésitoit s'il lui donneroit la forme de correspondance ou de

'Esprit des Lois, Liv. VIII, Chap. ix.

2 Ibid.

mémoires. Sa mort, arrivée l'année suivante, a prévenu l'exécution de ce dessein; les matériaux de l'ouvrage sont restés parmi ses papiers, et l'on ignore ce qu'ils sont devenus depuis.

D'Allemagne, Montesquieu passa en Italie, et il s'arrêta d'abord à Venise, où se trouvoient alors deux hommes retirés malgré eux de la scène du monde, Law et le comte de Bonneval. Il avoit sans doute peu d'instruction solide à espérer de ses entretiens avec celui-ci; mais il pouvoit se promettre au moins beaucoup d'amusement de la richesse et de la variété de ses souvenirs militaires, de la singularité de ses aventures, qui sembloient devoir être terminées à cette époque, et de la singularité non moins grande de son caractère, qui le réservoit à des aventures nouvelles plus extraordinaires encore que les premières. Quant à Law, qui heureusement avoit achevé son rôle, et qui, en jouant aux dés l'argent qu'on lui prêtoit sur un diamant, dernier débris de sa fortune passée, se consoloit de ne pouvoir plus jouer les finances d'un grand royaume; Law, malgré l'extravagance et la déplorable issue de ses projets, étoit d'un commerce plus utile pour un homme jaloux de connoître les causes de la prospérité ou de la ruine des états. Si, comme tout porte à le croire, il se prêta de bonne grâce à satisfaire la curiosité de Montesquieu, il en faut conclure qu'il n'avoit pas lu l'éloquente invective de l'auteur des Lettres persanes contre l'auteur du Système, ou que les plus amères censures ne lui laissoient qu'un bien foible ressentiment. Quoi qu'il en soit, ce même Système fut plus d'une fois la matière de leur conversation. Montesquieu disoit un jour à Law: « Pourquoi

» n'avez-vous pas essayé de pas essayé de corrompre le parlement de » Paris comme le ministère anglois fait à l'égard du par. »lement de Londres? Quelle différence! répondit

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Law; l'Anglois ne fait consister sa liberté qu'à faire » tout ce qu'il veut, et le François ne met la sienne qu'à » faire tout ce qu'il doit. »

Montesquieu avoit eu le bonheur de rencontrer un compagnon de voyage digne de lui: c'étoit le lord Chesterfield. Ils étoient arrivés ensemble à Venise, également curieux d'observer cette ville singulière qu'on croiroit avoir été élevée au-dessus des flots de l'Adriatique par l'industrie d'un peuple de castors, et surtout ce gouvernement soupçonneux, sombre et tyrannique, que Duclos appeloit énergiquement un despote immortel. Montesquieu, dont les observations avoient un but plus déterminé, et qui n'osoit s'en remettre à sa mémoire du soin de retenir ce qui avoit attiré son attention, déposoit chaque soir sur le papier ce qu'il avoit recueilli dans la journée. Un jour, un inconnu se présente chez lui, demande à lui parler en secret, et, après avoir protesté de son attachement pour les François, l'avertit de prendre garde à lui, que l'inquisition d'état, inquiète des mouvements qu'il se donnoit et des informations qu'il prenoit sur tout, avoit résolu de s'emparer de ses papiers; et que, s'il s'y trouvoit la moindre chose contre le gouvernement, c'en seroit fait de sa personne. Montesquieu alarmé, et ne réfléchissant pas assez à tout ce que cette aventure offroit d'invraisemblable, jeta son manuscrit au feu ou à la mer, et alla raconter au lord Chesterfield ce qui venoit de lui arriver. Chesterfield se mit à rire, et avoua que la visite de l'inconnu étoit une plaisanb

TOME I.

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