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CHAPITRE XII.

Des lois contre ceux qui se tuent (1) eux-mêmes.

Nous ne voyons point dans les histoires que les Romains se fissent mourir sans sujet : mais les Anglois se tuent sans qu'on puisse imaginer aucune raison qui les y détermine, ils se tuent dans le sein même du bonheur. Cette action, chez les Romains, étoit l'effet de l'éducation; elle tenoit à leur manière de penser et à leurs coutumes: chez les Anglois, elle est l'effet d'une maladie (2); elle tient à l'état physique de la machine, et est indépendante de toute autre cause.

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y a apparence que c'est un défaut de filtration du suc nerveux : la machine, dont les forces motrices se trouvent à tout moment sans action, est lasse d'elle-même ; l'âme ne sent point de douleur, mais une certaine difficulté de l'existence. La douleur est un mal local qui nous porte au désir de voir cesser cette douleur, le poids de la vie est un mal qui n'a point de lieu particulier et qui nous porte au désir de voir finir cette vie.

Il est clair que les lois civiles de quelques pays

(1) L'action de ceux qui se tuent eux-mêmes est contraire à la loi naturelle et à la religion révélée.

(2) Elle pourroit bien être compliquée avec le scorbut, qui, surtout dans quelques pays, rend un homme bizarre et insupportable à lui-même. (Voyage de François Pirard, part. 11, Chapitre XXI. )

ont eu des raisons pour flétrir l'homicide de soimême; mais, en Angleterre, on ne peut pas plus le punir qu'on ne punit les effets de la démence.

CHAPITRE XIII.

Effets qui résultent du climat d'Angleterre.

le

DANS une nation à qui une maladie du climat affecte tellement l'âme, qu'elle pourroit porter le dégoût de toutes choses jusqu'à celui de la vie, on voit bien que gouvernement qui conviendroit le mieux à des gens à qui tout seroit insupportable seroit celui où ils ne pourroient pas se prendre à un seul de ce qui causeroit leurs chagrins; et où les lois gouvernant plutôt que les hommes, il faudroit, pour changer l'état, les renverser elles-mêmes.

Que si la même nation avoit encore reçu du climat un certain caractère d'impatience qui ne lui permît pas de souffrir long-temps les mêmes choses, on voit bien que le gouvernement dont nous venons de parler seroit encore le plus convenable.

Ce caractère d'impatience n'est pas grand par lui-même ; mais il peut le devenir beaucoup quand

il est joint avec le courage.

Il est différent de la légèreté, qui fait que l'on entreprend sans sujet et que l'on abandonne de même. Il approche plus de l'opiniâtreté parce qu'il vient d'un sentiment des maux, si vif, qu'il ne s'affoiblit pas même par l'habitude de les souffrir.

Ce caractère, dans une nation libre, seroit très

propre à déconcerter les projets de la tyrannie (1), qui est toujours lente et foible dans ses commencements, comme elle est prompte et vive dans sa fin; qui ne montre d'abord qu'une main pour secourir, et opprime ensuite avec une infinité de bras.

La servitude commence toujours par le sommeil. Mais un peuple qui n'a de repos dans aucune situation, qui se tâte sans cesse, et trouve tous les endroits douloureux, ne pourroit guère s'endormir.

La politique est une lime sourde, qui use et qui parvient lentement à sa fin. Or, les hommes dont nous venons de parler ne pourroient soutenir les lenteurs, les détails, le sang-froid des négociations; ils y réussiroient souvent moins que toute autre nation; et ils perdroient par leurs traités ce qu'ils auroient obtenu par leurs armes.

CHAPITRE XIV.

Autres effets du climat.

Nos pères, les anciens Germains, habitoient un climat où les passions étoient très-calmes. Leurs lois ne trouvoient dans les choses que ce qu'elles voyoient, et n'imaginoient rien de plus: et, comme elles jugeoient des insultes faites aux hommes par la grandeur des blessures, elles ne mettoient pas plus de raffinement dans les offenses faites aux femmes.

(1) Je prends ici ce mot pour le dessein de renverser le pouvoir établi, et surtout la démocratie. C'est la signification que lui donnoient les Grecs et les Romains.

La loi des Allemands (1) est là-dessus fort singulière. Si l'on découvre une femme à la tête, on payera une amende de six sols (*); autant si c'est à la jambe jusqu'au genou ; le double depuis le genou. Il semble que la loi mesuroit la grandeur des outrages faits à la personne des femmes comme on mesure une figure de géométrie; elle ne punissoit point le crime de l'imagination, elle punissoit celui des yeux. Mais lorsqu'une nation germanique se fut transportée en Espagne, le climat trouva bien d'autres lois. La loi des Wisigoths défendit aux médecins de saigner une femme ingénue qu'en présence de son père ou de sa mère, de son frère, de son fils, ou de son oncle. L'imagination des peuples s'alluma, celle des législateurs s'échauffa de même; la loi soupçonna tout pour un peuple qui pouvoit tout soupçonner.

Ces lois eurent donc une extrême attention sur les deux sexes. Mais il semble que, dans les punitions qu'elles firent, elles songèrent plus à flatter la vengeance particulière qu'à exercer la vengeance publique. Ainsi, dans la plupart des cas, elles réduisoient les deux coupables dans la servitude des parents ou du mari offensé. Une femme ingénue (2) qui s'étoit livrée à un homme marié étoit remise dans la puissance de sa femme, pour en disposer à

(1) Chapitre LVIII, §. 1 et 2.

(*) On écrivoit autrefois sol au singulier, et sols au pluriel; aujourd'hui on écrit sou au singulier, et sous au pluriel.

(2) Lois des Wisigoths, Livre I, tit. 4, §. 9.

sa volonté. Elles obligeoient les esclaves (1) de lier et de présenter au mari sa femme qu'ils surprenoient en adultère elles permettoient à ses enfants (2) de l'accuser et de mettre à la question ses esclaves pour la convaincre. Aussi furent-elles plus propres à raffiner à l'excès un certain point d'honneur qu'à former un bonne police. Et il ne faut pas être étonné si le comte Julien crut qu'un outrage de cette espèce demandoit la perte de sa patrie et de son roi. On ne doit pas être surpris si les Maures, avec une telle conformité de mœurs, trouvèrent tant de facilité à s'établir en Espagne, à s'y maintenir, et à retarder la chute de leur empire.

CHAPITRE XV.

De la différente confiance que les lois ont dans le peuple, selon les climats.

Le peuple japonois a un caractère si atroce que ses législateurs et ses magistrats n'ont pu avoir aucune confiance en lui : ils ne lui ont mis devant les yeux que des juges, des menaces, et des châtiments; ils l'ont soumis, pour chaque démarche, à l'inquisition de la police. Ces lois qui, sur cinq chefs de famille, en établissent un comme magistrat sur les quatre autres; ces lois qui, pour un seul crime, punissent toute une famille ou tout un quartier; ces lois qui ne trouvent point d'innocents là où il peut

(1) Lois des Wisigoths, Livre III, tit. 4, §. 6. — (2) Ibid., S. 13.

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