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Les paroles ne forment point un corps de délit; elles ne restent que dans l'idée. La plupart du temps elles ne signifient point par elles-mêmes, mais par le ton dout on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens : ce sens dépend de la liaison qu'elles ont avec d'autres choses. Quelquefois le silence exprime plus que tous les discours. Il n'y a rien de si équivoque que tout cela. Comment donc en faire un crime de lèse-majesté? Partout où cette loi est établie, non-seulement la liberté n'est plus, mais son ombre même.

Dans le manifeste de la feue czarine, donné contre la famille d'Olgourouki (1), un de ces princes est condamné à mort pour avoir proféré des paroles indécentes qui avoient du rapport à sa personne; un autre, pour avoir malignement interprété ses sages dispositions pour l'empire, et offensé sa personne sacrée par des paroles peu respectueuses.

Je ne prétends point diminuer l'indignation que l'on doit avoir contre ceux qui veulent flétrir la gloire de leur prince: mais je dirai bien que, si l'on veut modérer le despotisme, une simple punition correctionnelle conviendra mieux, dans ces occasions, qu'une accusation de lèse-majesté toujours terrible à l'innocence même. (2)

cendit, vel ad exemplum legis vindicandum est, dit Modestinus dans la loi vII, §. 3, in fin. ff. ad leg. jul. maj. (1) En 1740.

(2) Nec lubricum linguæ ad pœnam facilè trahendum est. Modestin., dans la loi vii, §. 3, ff. ad leg. jul. maj.

Les actions ne sont pas de tous les jours; bien des gens peuvent les remarquer : une fausse accusation sur des faits peut être aisément éclaircie. Les paroles qui sont jointes à une action, prennent la nature de cette action. Ainsi un homme qui va dans la place publique exhorter les sujets à la révolte, devient coupable de lèse-majesté, parce que les paroles sont jointes à l'action, et y participent. Ce ne sont point les paroles que l'on punit, mais une action commise dans laquelle on emploie les paroles. Elles ne deviennent des crimes que lorsqu'elles préparent, qu'elles accompagnent, qu'elles suivent une action criminelle. On renverse tout, si l'on fait des paroles un crime capital, au lieu de les regarder comme le signe d'un crime capital.

ou

Les empereurs Théodose, Arcadius, et Honorius, écrivirent à Ruffin, préfet du prétoire : « Si quelqu'un » parle mal de notre personne ou de notre gouver» nement, nous ne voulons point le punir (1): s'il

parlé par légèreté, il faut le mépriser; si c'est » par folie, il faut le plaindre; si c'est une injure, >> il faut lui pardonner. Ainsi, laissant les choses » dans leur entier, vous nous en donnerez connois»sance, afin que nous jugions des paroles par les » personnes, et que nous pesions bien si nous de>>vons les soumettre au jugement, ou les négliger. >>

(1) Si id ex levitate processerit, contemnendum est ; si ex insania, miseratione dignissimum; si ab injuria, remittendum. Leg. unicâ, cod. si quis imperat. maled.

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CHAPITRE XIII.

Des écrits.

LES écrits contiennent quelque chose de plus permanent que les paroles; mais, lorsqu'ils ne préparent pas au crime de lèse-majesté, ils ne sont point une matière du crime de lèse-majesté.

Auguste et Tibère y attachèrent pourtant la peine de ce crime (1): Auguste, à l'occasion de certains écrits faits contre des hommes et des femmes illustres; Tibère, à cause de ceux qu'il crut faits contre lui. Rien ne fut plus fatal à la liberté romaine. Cremutius Cordus fut accusé, parce que dans ses annales il avoit appelé Cassius le dernier des Romains. (2)

Les écrits satiriques ne sont guère connus dans les états despotiques, où l'abattement d'un côté, et l'ignorance de l'autre, ne donnent ni le talent ni la volonté d'en faire. Dans la démocratie on ne les empêche pas, par la raison même qui, dans le gouvernement d'un seul, les fait défendre. Comme ils sont ordinairement composés contre des gens puissants, ils flattent, dans la démocratie, la malignité du peuple qui gouverne. Dans la monarchie on les défend; mais on en fait plutôt un sujet de police

(1) Tacite, Annales, Livre 1, 72. Cela continua sous les règnes suivants. (Voyez la loi première, au code de famosis libellis.)

(2) Idem, Livre Iv, 34.

que de crime. Ils peuvent amuser la malignité générale, consoler les mécontents, diminuer l'envie contre les places, donner au peuple la patience de souffrir, et le faire rire de ses souffrances.

L'aristocratie est le gouvernement qui proscrit le plus les ouvrages satiriques. Les magistrats y sont de petits souverains qui ne sont pas assez grands pour mépriser les injures. Si, dans la monarchie, quelque trait va contre le monarque, il est si haut que le trait n'arrive point jusqu'à lui. Un seigneur aristocratique en est percé de part en part. Aussi les décemvirs, qui formoient une aristocratie, punirentils de mort les écrits satiriques. (1)

CHAPITRE XIV.

Violation de la pudeur dans la punition des

crimes.

Il y a des règles de pudeur observées chez presque toutes les nations du monde : il seroit absurde de les violer dans la punition des crimes, qui doit toujours avoir pour objet le rétablissement de l'ordre.

Les Orientaux, qui ont exposé des femmes à des éléphants dressés pour un abominable genre de supplice, ont-ils voulu faire violer la loi par la loi ?

Un ancien usage des Romains défendoit de faire mourir les filles qui n'étoient pas nubiles. Tibère trouva l'expédient de les faire violer par le bourreau avant de les envoyer au supplice (2): tyran subtil

(1) La loi des douze tables.
(2) Suetonius, in Tiberio.

et cruel, il détruisoit les mœurs pour conserver les

coutumes.

Lorsque la magistrature japonoise a fait exposer dans les places publiques les femmes nues, et les a obligées de marcher à la manière des bêtes, elle a fait frémir la pudeur (1): mais, lorsqu'elle a voulu contraindre une mère... lorsqu'elle a voulu contraindre un fils... je ne puis achever, elle a fait frémir la nature même. (2)

CHAPITRE XV.

De l'affranchissement de l'esclave pour accuser le maître.

AUGUSTE établit que les esclaves de ceux qui auroient conspiré contre lui seroient vendus au public, afin qu'ils pussent déposer contre leur maître (3). On ne doit rien négliger de ce qui mène à la découverte d'un grand crime. Ainsi, dans un état où il y a des esclaves, il est naturel qu'ils puissent être indicateurs; mais ils ne sauroient être témoins.

:

Vindex indiqua la conspiration faite en faveur de Tarquin mais il ne fut pas témoin contre les enfants de Brutus. Il étoit juste de donner la liberté à celui qui avoit rendu un si grand service à sa patrie; mais on ne la lui donna pas afin qu'il rendît ce service à sa patrie.

(1) Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes, tome v, partie 11.

(2) Ibid., page 496. — (3) Dion, dans Xiphilin.

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