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Un autre jour, à propos des Choiseul, Bernis, Richelieu, il disait :

- « Il faut avouer que vos protégés de la cour, car je ne leur fais pas l'honneur, et à vous le tort, de dire vos protecteurs..

C'est le duc de Richelieu surtout qu'il ne pouvait passer à Voltaire. L'Alcibiade du patriarche n'était pour lui qu'un vieux freluquet, un Childebrand, plus couvert de gale que de gloire. Ici, le style prend une certaine couleur; la correspondance avec Voltaire, la contradiction et une aversion naturelle pour ces suppôts de cour, aiguillonnent d'Alembert. Il ne se borna pas à défendre dans ses lettres son opinion; il publia, vers 1765, son Essai qui est un véritable manifeste. Le livre serait à refaire aujourd'hui, car la servilité d'une part et l'orgueil de l'autre, ont revêtu d'autres formes, mais la courtisanerie est toujours à l'ordre du jour et l'on ne s'aplatit pas sans profit ceux qui ont rampé pour être quelque chose prétendent que l'on rampe devant eux : c'est la seule illusion sur leur propre mérite que puissent avoir les parvenus dans les lettres. Il y a cent ans, il y avait des grands seigneurs d'Alembert les montre à l'affût des réputations naissantes, guettant l'honneur de se faire Mécènes à peu de frais. Ils savent bien que les gens de lettres, les savants, les artistes sont émancipés par l'opinion publique, que le mérite personnel a son prix : aussi que de caresses à ceux que la société considère et écoute! Il y a des écrivains qui se laissent protéger, soit par intérêt, pour obtenir quelque pension, pour être connus et prônés dans un certain monde; soit par vanité, parce

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qu'ils s'imaginent que les grands sont plus capables de distinguer le mérite. Quelle erreur! Les grands sont ignorants; « on ne leur enseigne que leur généalogie. >> Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de mettre à la mode dans leurs cercles celui qu'ils tiennent en laisse. On les a vus un beau jour s'engouer de géométrie, comme s'ils y comprenaient quelque chose, et mener de salons en salons un géomètre qui faisait fureur 1. Une fois de tels rapports noués, l'écrivain tombe dans la dépendance de son protecteur; il devient « courtisan, le rôle le plus bas que puisse jouer un homme de lettres. » Qu'il n'espère pas remonter à l'égalité dont on l'avait flatté d'abord : les services réels ou supposés qu'il a reçus, l'ont à jamais détruite. Mais comment un auteur acquerra-t-il cette fleur de politesse, cette grâce exquise du langage, s'il ne fréquente les sociétés où s'épanouit l'urbanité? - Ce prétendu beau langage, reprend d'Alembert, n'est que le « ramage éphémère des salons. » On peut d'ailleurs se répandre dans le monde sans prendre la livrée de tel ou tel que le romancier, que le poète dramatique y fassent des excursions, mais uniquement pour y cueillir des types; que ce soit « comme Apollonius de Tyane qui voulut voir Néron afin de savoir quelle bête c'était qu'un tyran. » Quant aux savants, aux historiens, aux philosophes, qu'ils restent chez eux. Les grands trouveront toujours des gens à protéger, mais des gens dignes de leurs bienfaits, les journalistes. D'Alembert les avait dans une particulière aversion, et il faut avouer que ceux de son

1. C'était ce pauvre Maupertuis, si malmené plus tard par Voltaire. D'Alembert ne dit pas qu'il revenait alors du pays des Esquimaux, et qu'il était quelque peu charlatan.

temps n'étaient pas faits pour honorer la profession : j'en dirai quelques mots un peu plus loin. Enfin, la conclusion de l'auteur est que tout écrivain qui se respecte et veut être respecté, doit avoir pour devise ces trois mots : Liberté, vérité, pauvreté. Ce fut la sienne, et il y demeura toujours fidèle.

IV

L'ENCYCLOPÉDIE.

LES ENNEMIS DE L'ENCY-
CLOPÉDIE.

§ I.

Le journalisme au xvin siècle.

comment il fonctionne.

Comment il se recrute,

- L'abbé Desfontaines, maître de Fréron. L'Année littéraire et Fréron. Les apologistes modernes de Fréron. - La polémique de Fréron.

§ II.

M. le marquis Lefranc de Pompignan et son discours de réception à l'Académie française. Les antécédents de cet ennemi des philosophes, son châtiment.

§ III. Palissot et sa comédie. qu'il devient.

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§ IV. L'abbé Morellet et la Vision de Palissot.

On n'aurait qu'une idée assez incomplète du mouvement des idées et des mœurs littéraires au XVIIIe siècle, si en regard de l'Encyclopédie on ne plaçait quelquesuns de ses adversaires. Je ne parle point, cela va sans dire, des adversaires naturels ou tout au moins officiels, le conseil du roi, le parlement, la Sorbonne, les jésuites, tout ce qui par état devait se déclarer plus ou moins franchement contre toute innovation : ceux-là frappaient et ne discutaient pas. Les autres ne discutaient guère davantage, mais du moins ils en avaient l'air, et à la rigueur on eût pu leur répondre. Je remarque cependant que le moment où ils fondirent avec le plus de vaillance

sur les philosophes, fut justement celui où le gouvernement venait de suspendre l'Encyclopédie.

J'ai déjà mentionné Abraham Chaumeix, auteur d'un ouvrage indigeste en huit volumes, qu'il intitula Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie. Selon toute apparence, ce pauvre diable avait depuis longtemps en portefeuille une réfutation massive, en style de régent, de la doctrine de Locke, et il ne pouvait en trouver le placement. Il avait égalément aligné des syllogismes contre le livre de l'Esprit d'Helvétius. Il n'eut qu'à puiser çà et là dans les volumes parus de l'Encyclopédie pour démontrer que les rédacteurs étaient des disciples de Locke et d'Helvétius, qu'ils détruisaient toute religion, toute morale, toute société le gouvernement, qui était résolu à supprimer l'ouvrage, prit à son compte les arguments de Chaumeix, les transforma en considérants, et n'eut qu'à ajouter : Pour ces causes, faisons défense, etc., etc. Chaumeix se crut un personnage, mais soudain il retomba dans sa nuit.

Un pamphlet en huit volumes n'arrive guère à destination. Au public qui lit à bâtons rompus, il faut œuvres plus légères, qui piquent la curiosité et se renouvellent fréquemment. Le journalisme, voilà le véritable instrument de polémique. Au xvII° siècle, peu ou point de journaux. La Gazette de Renaudot, fondée en 1631, la Muse historique de Loret, ne sont pas à proprement parler des journaux, tout au plus des feuilles d'annonces, des recueils de Faits divers. Le Mercure Galant, fondé en 1672 par de Visé, est un journal purement littéraire, il est vrai, mais qui avait des doctrines, des amis et des ennemis : il attaqua presque toutes les pièces de Racine

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et prit parti pour les modernes contre les anciens. Le plus sérieux des journaux d'alors, c'est le Journal des Savants, fondé en 1665 par Denis de Sallo, conseiller au parlement de Paris, qui obtint pour sa feuille un privilége et un monopole. Enfin, en 1701, les jésuites, gens avisés, et qui combattent l'esprit du siècle avec les armes du siècle, fondèrent le Journal de Trévoux, qui ne cessa de paraître qu'en 1762, quand les jésuites furent expulsés. Est-il besoin de dire que dans ces diverses feuilles la politique, la religion, la philosophie ne tenaient aucune place? C'est dans les gazettes de Hollande rédigées par des réfugiés, surtout par Bayle, que l'on se permettait de juger les actes du gouvernement du grand roi, et la religion d'État qui aboutissait à la révocation de l'édit de Nantes et à la destruction de Port-Royal.

Au XVIIIe siècle, le nombre des journaux augmente, mais les lois n'accordent pas plus de liberté aux journalistes. On se figurerait tout d'abord que les philosophes vont prendre en mains la cause de ces éclaireurs de l'opinion publique, qu'ils vont les encourager, les soutenir, faire d'eux des auxiliaires et des propagateurs des idées nouvelles il n'en est rien. Il n'y a pas d'injures qu'ils ne leur prodiguent; contre eux ils épuisent le vocabulaire des termes les plus outrageants:

<< Valets de librairie, gens de la lie du peuple et la lie des auteurs, les derniers des écrivains inutiles et par conséquent les derniers des hommes.... Ces petits regrattiers de la littérature, cette canai'le qui, en barbouillant du papier pour vivre, ose avoir de l'amour-propre et qui juge avec tant d'insolence de ce qu'elle n'entend pas. Il est juste d'écarter à coups de fouet les chiens qui aboient sur notre passage. »

XVI!! `SIÈCLE.

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