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parmi les plus chastes, comme Mme Roland, n'en fut que trop imprégnée. Cherchez bien : interrogez toutes les productions de la littérature au XVIIIe siècle : il n'y a pas un écrivain, pas un livre qui soutienne le parallèle avec Rousseau. Romans, poëmes badins, pièces de théâtre, tout cela glisse sur elles; elles s'en amusent un instant et n'y pensent plus. Tout ce que Rousseau écrit, elles le dévorent, elles s'en pénètrent, elles y reviennent sans cesse. Pourquoi? D'abord, c'est un homme chez qui l'imagination et la sensibilité dominent; et puis, il possède le grand secret pour être aimé : lequel? c'est d'aimer. La galanterie dont elles étaient saturées, laissait leur cœur vide; elles rêvaient autre chose, ce qu'elles rêveront toujours, les orages de la passion. Que de peintures il en a tracées! Le langage a bien vieilli, mais la flamme intérieure se communique toujours. L'intention morale apparait, le dénouement semble fait pour sauver les droits de la vertu, mais que tout cela est pâle et languissant auprès du reste! Quel lecteur d'alors ne maudissait les absurdes convenances sociales qui arrachaient Julie à Saint-Preux pour la donner à Wolmar, un athée qui n'est plus jeune 1? C'est Rousseau qui a mis à la mode la confusion de la vertu et de la passion, si chère aux âmes sensibles. C'était alors, à ce qu'on dit, un progrès moral. Il exigeait de toute faute qu'elle eût sa circonstance atténuante: laquelle ? Un entraînement irrésistible. Est-ce là ce qui le fit tant aimer? Ce qu'il y a de certain, c'est que sur ce point comme sur tous les autres, il réagit contre la légèreté de

1. On sait jusqu'où Rousseau a poussé sa théorie de l'union de cœurs i unirait le fils du roi à la fille du bourreau! Qu'on juge des cris que poussa Voltaire !

son temps et donna une secousse. Au jargon de la galanterie évaporée succéda l'emphase de la galanterie sentimentale; on parla un peu plus d'innocence et de vertu, il y eut une hypocrisie de plus.

Il a manqué à cet enivré de vertu une base solide : il ne sait ce que c'est que le devoir. Il ne l'a pas enseigné aux hommes du XVIIIe siècle, il n'a pas même essayé d'en parler aux femmes. Il comprenait bien la différence de nature des deux sexes, il recommandait avec raison de ne pas élever Sophie, la future compagne d'Émile, comme Émile; mais il ne lui faisait pas l'honneur de la traiter en créature intelligente, libre, morale. Est-ce un philosophe, est-ce un chrétien qui peut n'attribuer à la femme que des devoirs relatifs à l'homme ?

« Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs de la femme dans tous les temps et ce qu'on doit leur apprendre dès leur enfance. »

En conséquence il ne faut point réprimer leurs penchants naturels: c'est l'instinct même qui parle et il ne se trompe jamais. Ainsi la jeune fille est de bonne heure `préoccupée du désir de plaire; elle est coquette, presque sans le savoir c'est une loi de la nature, de sa nature. Vous pourrez peut-être gêner l'expansion de ce besoin, vous ne l'étoufferez pas il vaut donc mieux lui laisser libre carrière. Ne fatiguez pas son intelligence en la surchargeant d'une instruction inutile: là ne sera jamais sa force; et l'homme à qui surtout elle doit plaire, ne lui saura aucun gré de toute cette science. Quant à la religion, il faut de très-bonne heure en pénétrer son esprit :

ce sera la religion de sa mère, celle du mari, peu importe, pourvu qu'elle en ait une. Émile se choisira luimême sa religion, mais la compagne d'Émile recevra la sienne toute faite. Pourquoi ? Parce qu'elle ne serait jamais en état de se prononcer en connaissance de cause:

« S'il fallait attendre qu'elles fussent en état de discuter méthodiquement ces questions profondes, on courrait risque de ne leur en parler jamais. »

Ainsi élevée, la compagne d'Émile manque à tous ses devoirs sans cesser d'être vertueuse, et acquiert par un repentir sincère de nouveaux charmes aux yeux de son époux. Rousseau voulait des hommes tout d'une pièce, à la Plutarque; il n'était pas aussi exigeant pour les femmes.

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A peine Rousseau fut-il mort, M. de la Harpe, qui pourtant n'était pas encore converti, inséra dans le Mercure (1778) un de ces articles sévères, hautains et vides où il excellait, pour démontrer au public que l'illustre Genevois, n'était que « le plus subtil des sophistes, le plus éloquent des rhéteurs, le plus impudent des cyniques »; que M. de la Harpe « n'avait jamais pu goûter l'arrogance paradoxale qu'on appelait énergie, et le charlatanisme de phrase qu'on appelait chaleur ».

Le

public plaignit M. de la Harpe, critique de profession, de connaître si mal son métier, et il s'obstina à admirer Rousseau. L'admiration prit un caractère encore plus vif lorsque, quatre ans après, parurent les Confessions et les Rêveries on plaignit l'homme, on glorifia le penseur, on plaça l'écrivain parmi les premiers, sur la même ligne que Voltaire. Il y restera.

:

Il arrive souvent que les contemporains ne se rendent pas bien compte des vrais mérites d'un écrivain, et admirent à côté pour ainsi dire ainsi le XVIIIe siècle tout entier s'imagina de bonne foi que Voltaire était de la famille des grands poëtes, et que la Henriade était un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Il n'y eut pas de ces erreurs du goût public envers Rousseau. Des détracteurs plus ou moins sincères nièrent ses qualités, mais personne ne s'avisa de lui en attribuer d'autres. On peut dire qu'elles sautaient aux yeux. Sophiste, rhéteur, déclamateur, disaient les critiques; autant de synonymes malveillants du mot qu'ils ne voulaient pas prononcer : éloquent. Ce mot, tous les échos le leur renvoyaient plus sonore chaque jour et plus éclatant. Pauvres gens, qui ne comprenaient pas qu'une force nouvelle était née!

L'éloquence est un don naturel. Que l'on ait ou non à sa disposition une tribune ou une chaire, il n'importe, l'éloquence intérieure saura bien se frayer une issue; et elle se répandra avec d'autant plus d'impétuosité qu'elle ne subira pas le frein salutaire souvent, mais parfois tyrannique, d'un auditoire qui pèse toujours sur celui qui parle. Jamais vocation ne s'annonça plus impérieuse que celle de Rousseau. La révélation qu'il rappelle sans cesse,

fut double. Elle ne lui découvrit pas seulement «< ces foules de grandes vérités qui l'illuminèrent », elle lui découvrit surtout la forme sous laquelle il devait les produire au jour. Il n'y en a qu'une possible pour les imaginations fortes, les âmes malades, ardentes, révoltées : c'est celle qui sert le mieux leurs colères en leur désignant un ennemi. Rousseau se dit et se croit naïvement un homme de paix, de silence, de solitude, l'ami de tous les hommes: il est tout cela, mais au repos, pour ainsi dire, quand l'éruption oratoire s'est fait jour, et qu'il commence à savourer cette lassitude qui suit un grand travail dont on est satisfait. On se sent alors une bienveillance universelle; on relèverait volontiers, on embrasserait ses adversaires que l'on a si bien terrassés; on leur sait gré d'avoir provoqué les virulentes apostrophes, les beaux mouvements, les péroraisons pathétiques qui ont produit leur effet. C'est dans ces moments-là que JeanJacques s'attendrissait sur ses frères, les aimait, leur pardonnait toutes les injures dont il les avait accablés, et pour être certain de les aimer toujours, se privait de leur société. Quand une fois il s'est rassasié de lui-même usqu'à l'écœurement, et que les fantômes dont il peuple sa solitude, s'évanouissent, il repart en guerre il lui faut du bruit, des ennemis, et de tous les côtés à la fois, dans le camp des philosophes et dans le camp des dévots. On le croit absorbé dans les vagues rêveries, tout à coup de ses ombrages de Montmorency, il fond sur d'Alembert, un ami de la veille. Après l'avoir secoué rudement, lui et les encyclopédistes, il court sus à Christophe de Beaumont. Celui-ci est à peine terrassé, il s'escrime contre les ministres protestants; il décoche en

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