Page images
PDF
EPUB

choses qui sont ou qu'il croit hors de lui? Doit-il accepter d'autres points de départ que les faits attentivement observés et soumis à des expérimentations assez multipliées et assez rigoureuses, pour qu'il puisse en induire des lois incontestables? Enfin, les sciences morales et politiques doivent-elles être, oui ou non, des sciences exactes ?

Certes, messieurs, il est bien surprenant et bien triste que, de nos jours, un grand nombre d'esprits demeurent encore indécis sur la réponse à faire à cette question nettement posée ; et, ce qui est plus surprenant et plus triste encore, c'est que plusieurs même répondent résolument : Non!

Qu'est-ce qu'une science exacte? C'est celle, dit-on, où l'on démontre rigoureusement. Mais, comme l'observe très-judicieusement Condillac, si l'on ne démontre pas quelque chose rigoureusement, on ne le démontre pas du tout. Il n'y a donc pas de milieu entre la démonstration rigoureuse et l'absence totale de démonstration. Une preuve n'est une preuve qu'autant qu'elle est rigoureuse, indépendamment même du plus ou moins de clarté et de précision des signes de langage qui servent à la formuler. Or donc, attribuer à certaines sciences le nom d'exactes, c'est laisser croire qu'il y aurait des sciences inexactes, des sciences où l'on ne démontrerait pas rigoureusement, c'est-à-dire, des sciences où l'on ne démontrerait pas du tout.

Il est pourtant des philosophes qui font à leur science le singulier honneur de la ránger dans cette

dernière catégorie; et suivant eux, c'est là ce qui en fait le sublime. Car elle ne doit pas, disent-ils, procéder comme les autres sciences, misérables profanes, qui marchent terre à terre. C'est par l'imagination, c'est par je ne sais quel enthousiasme divin, c'est par une sorte de révélation intuitive, d'inspiration sentimentale et d'élan mystique, c'est par l'aspiration vers les choses d'en haut que, non-seulement elle parviendrait à la découverte des choses d'ici-bas, mais qu'elle irait même jusqu'à pénétrer (ce qui serait infiniment plus glorieux sans doute) jusqu'au giron des vérités célestes!

Eh bien! messieurs, je le pròclame avec une entière franchise: tout en respectant et en admirant, dans les autres productions de quelques-uns de ces esprits illustres, ce qu'il y a de respectable et d'admirable, je ne puis me défendre, à l'endroit des conceptions soidisant merveilleuses dont je viens de parler, d'un double sentiment que vous condamnerez peut-être, bien que, de ma part, il n'ait pas pour objet les hommes, mais seulement les idées : ce double sentiment est celui du mépris et de l'aversion; et il est légitime ! je dis du mépris, parce que les aberrations d'une imagination volontairement déréglée, chez ces philosophes épris à l'excès du merveilleux, et qui, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, ont ainsi préféré l'édification des systèmes les plus fantastiques à la découverte des sciences vraies par le moyen de l'expérience et de l'induction, ces aberrations sont plus

méprisables que celles des visionnaires et des songescreux, pauvres malades qui, après tout, ne doivent exciter que la compassion due à leur infortune. Mais je dis aussi de l'aversion, parce que ces aberrations, en se croisant et se mêlant les unes aux autres, et en s'identifiant, dans la suite des siècles, avec les croyances religieuses qu'elles modifiaient et transformaient en les obscurcissant et en les rendant même inintelligibles, à la faveur des abus du langage et au profit des calculs de la politique égoïste, ces aberrations ont trop longtemps arrêté ou ralenti la marche de l'esprit humain dans les voies de la vérité, servi le charlatanisme dans ses entreprises, aidé l'esprit de rapine et de domination dans l'accomplissement de ses desseins, et précipité les nations modernes dans les plus sanglantes catastrophes. Tant il est vrai que l'erreur, surtout en ces matières, n'est jamais innocente, parce qu'elle est toujours grosse de conséquences funestes !

Mais ces philosophes de malheur ne sont pas seulement les sophistes des vieux âges, ni les subtils discuteurs de l'école d'Alexandrie, ni les anciens mystiques, tels que Plotin, Porphyre, Jamblique et Proclus, suivis à la trace, dans les temps modernes, par les Mercure Van Helmont, les Poiret, les Jacobi et tutti quanti. Nous voyons aussi, de temps à autre, prendre rang parmi les rêveurs de cette espèce, des écrivains du plus grand génie, tels que Platon et Cicéron lui-même. Ainsi, qu'est-ce que ce Songe de Scipion, gratifié par Macrobe, son commentateur, d'une admiration si

outrée, qu'il regarde ce poëme en prose comme renfermant, sous sa très-petite étendue, toute la philosophie, c'est-à-dire toute la science, tant divine que rationnelle, dans son universalité? Rien qu'une fiction sans portée au point de vue moral, et qui, si on veut la considérer comme un monument poétique élevé à la gloire de Rome, pâlit et s'efface d'une bien triste manière en regard de ce sixième chant de l'Énéide où Virgile, s'emparant des brillantes chimères empruntées par l'école de Pythagore et par celle de Platon aux mythes et aux dogmes orientaux, en opère si heureusement la fusion avec les traditions nationales et les attrayantes fantasmagories du paganisme romain...

En veine, comme je le suis, messieurs, de colère bien légitime et de juste dénigrement, pourquoi ne signalerais-je pas à l'animadversion de la génération présente ces mille et une philosophies qui, abandonnant, ou dédaignant, ou encombrant les voies de la certitude scientifique, ont, avant et même depuis Bacon, suspendu ou retardé la marche des sciences en général et particulièrement de celles qu'on nomme aujourd'hui sciences morales et politiques. Ainsi, qu'on parcoure d'abord l'histoire de ces écoles du moyen âge, dont la prétendue science, il faut encore le dire bien haut, a été plus qu'inutile, car elle a été mortelle, durant ce long règne du mal, au progrès des mœurs et de l'esprit des nations, en dépit de quelques vérités anciennes qu'enseignaient ces écoles par tra

dition et sans en apercevoir ni l'origine ni la portée. C'est à bien bon droit qu'on les accuse d'avoir, pendant douze siècles, enrayé le char de la raison humaine. Et pourquoi donc ne pas le proclamer de toute la force de nos convictions? Oui, la doctrine de l'autorité, la souveraineté des axiomes, le règne exclusif de la méthode de déduction, les spécieux et stériles procédés de l'art syllogistique, encore préconisé de nos jours, n'ont rien engendré que les ténèbres, et n'ont rien produit que le mal en toutes choses, à toutes les époques de l'histoire !

Ainsi, toutes les fois que parmi les maîtres de la scolastique, il apparaît un de ces hommes extraordinaires, qui, s'arrachant le bandeau des yeux, et brisant les entraves d'une tyrannique logomachie (philosophia theologia ancilla), ose tenter de s'ouvrir les routes de l'expérience et dé l'induction, voyez-le tomber infailliblement, victime de son religieux amour pour cette vérité dont il s'est fait l'apôtre. Roscelin, dès le onzième siècle, est condamné par un synode de Soissons, pour avoir nié l'Universel a parte rei. Abailard est persécuté pour la même cause; et Arnaud de Brescia, leur disciple, monte sur le bûcher, parce qu'il a, de surplus, trop .bien caractérisé le jargon scolastique, en le signalant à bon droit comme un instrument d'exploitation lucrative pour les adroits spoliateurs des nations aveuglées. Plus tard, Roger Bacon, pour prix du généreux essor qui précipite ses pas dans le champ des décou

« PreviousContinue »