Page images
PDF
EPUB

fois la cause et l'effet! Mais vous voyez bien que c'est là un cercle vicieux, une misérable pétition de principe! Je viens de dire que ce n'était pas la terreur qui vous retiendrait. Eh bien, je me suis trompé; je me rétracte; oui, c'est bien la terreur, mais une terreur plus efficace que celle qu'inspire les lois et les pouvoirs judiciaires au-dessus desquels je vous suppose d'ailleurs placé; car c'est la perspective d'un affreux supplice, la prévision d'un repentir mille fois plus amer que toutes vos abstentions, la prévision d'un chagrin, d'un remords, d'une douleur irrémédiable! C'est l'honneur, c'est le pain, c'est la vie de vos semblables dont vous aurez à vous demander compte, si vous vous laissez emporter à vos criminels désirs. N'y pas suecomber, n'est donc que vous soumettre, par un louable effort, à un sacrifice pénible mais passager, en retour d'un bonheur durable, bonheur qui sera la constante satisfaction donnée aux penchants sociaux; aux sentiments d'humanité et de justice, aux goûts légitimes dont il vous est impossible de vous départir, et dont vous devez la persistance à vos habitudes d'éducation, à l'accoutumance. Voilà l'intérêt bien entendu, voilà les bonnes mœurs ou la morale. Mais diton, il n'y a au monde que trop de gens qui en dépit de l'éducation, qu'on a tenté de leur donner, n'ont pas contracté ces bonnes mœurs, et qui se livrent sans regret, sans remords, sans douleur, à leurs passions coupables, Oui, sans doute, il y a toujours eu de pareils êtres, et il y en aura toujours, plus ou moins. Qu'en faut-il donc

conclure, sinon que ces êtres-là n'ont plus de conscience morale, ou qu'ils n'en ont jamais eu; et ce ne sont certainement pas les six lettres dont se compose le mot devoir, qui leur en donneront une, en admettant même qu'ils aient une notion exacte de ce mot, qu'ils fassent clairement la distinction du bien et du mal moral ou social, et qu'ils possèdent à fond l'idée d'obligation morale. Que faire alors d'êtres de cette espèce? Les réprimer par la force, les intimider: c'est ce qui se fait et se fera toujours. C'est ce que cherche à faire la religion, sans jamais y réussir, alors même qu'ils croient en elle; Initium sapientiæ timor domini : et c'est ce que cherche à faire aussi la loi humaine. Quand des hommes sont sans honte, sans pitié, sans humanité, quelle doctrine pourrait donc se flatter de les moraliser avec des formules? Quand vous aurez prononcé des milliers de fois, devant eux, ces mots abstraits, devoir, justice, vertu, et quand vous leur en aurez donné même des idées exactes, leur ferezvous aimer le devoir, la justice, la vertu? Je les suppose encore même doués d'assez d'énergie pour résister, s'ils le veulent, à leurs mauvais penchants; mais bien loin de le vouloir et surtout de le faire jamais, ils s'y abandonneront de gaîté de cœur, dès qu'ils compteront sur l'impunité, puisque, tout en ayant la notion du bien, ils ne trouvent leur plaisir que dans le mal, et ne profitent de leur énergie et de leur intelligence que pour mieux faire le mal. N'est-ce pas là, par

exemple, dans l'histoire, le caractère propre de la tyrannie envisagée sous tous ses hideux aspects?

Au contraire, l'homme de bien, subjugué, en quelque manière, par ses sentiments de bonté et de justice, quelle que soit d'ailleurs son opinion philosophique sur l'origine et la génération de ces sentiments et des idées auxquelles ils sont associés, agit toujours, ou s'abstient toujours, dans ses rapports avec ses semblables, en vue du bonheur que lui cause leur bonheur, et en considération de la peine que lui fait éprouver leur peine : Homo sum humani nihil a me alienum puto. Si cela s'appelle être un bon calculateur, faisons des vœux pour que la terre ne soit peuplée que de calculateurs de cette espèce !

» Halte-là, poursuit M. Limayrac, halte-là, phi>>losophe! Vous arrivez à des conséquences étranges >> en morale. Je sais bien que vous êtes ingénieux, et » que vous allez me dire : est-il vrai, oui ou non, que le désir du bonheur est au fond du cœur de >> tous les hommes? En outre est-il vrai, oui ou mon, >> que l'homme ne peut trouver le bonheur que dans » la vertu? Si vous répondez oui à cette double ques» tion, j'ai gagné. Je réponds oui, et vous avez » perdu; vous avez perdu, parce que tout en admet

[ocr errors]

» tant que le bonheur est dans la vertu, je ne dois

[ocr errors]

» pas songer, quand je fais une action généreuse, >> une action héroïque, ou tout simplement une bonne » action, je ne dois pas songer à ce qu'elle me rap» portera. Ce calcul, si je le fais, détruit tout mon

» mérite. La belle obligation que vous m'aurez, si, >> en vous rendant service, je sens que je prête à gros » intérêts! Sans compter qu'avec cette doctrine, dès » qu'il y a le moindre péril à affronter, s'abstenir est » la vraie sagesse, car enfin, puisque je n'agis qu'en » vue de mon bonheur, je ne dois jamais compro>> mettre ou mon argent, ou mon repos, ou ma vie. >> Les plus belles actions humaines pourtant ne con>>sistent-elles pas dans l'abnégation, dans le sacri>> fice? »

Oui, sans doute, ai-je déjà répondu à mon contradicteur, mais ce sacrifice, n'est toujours subi qu'en vue d'une satisfaction ultérieure, complète ou partielle, ou, ce qui revient au même, en vue de l'exemption ou de l'amoindrissement d'une peine. Cette satisfaction, pour être une satisfaction morale, une pure satisfaction du cœur, en est-elle moins une satisfaction? Je maintiens donc que vous n'agissez jamais, et que vous ne vous abstenez jamais qu'en vue de votre bonheur, alors que vous compromettez, alors que vous sacrifiez votre argent, votre repos, votre vie; car le bonheur ne consiste pas uniquement, comme vos paroles semblent le dire, bien que certainement telle ne soit pas votre pensée, dans l'argent, dans le repos, dans la conservation de la vie! Avec la doctrine de l'intérêt légitime, dès qu'il y a le moindre péril à affronter, dites-vous, s'abstenir est la vraie sagesse ! Mais de quel droit parlez-vous donc ainsi, puisque cette abstention, dans telles circon

stances données où elle vous est interdite par le sentiment d'humanité ou par le sentiment d'honneur, fera votre désespoir, en vous accablant de remords, en vous couvrant de honte à vos propres yeux ? Vous n'ignorez pas que j'appelle sentiment d'honneur ou principe d'honneur, le besoin que vous avez de votre propre estime, et de votre propre affection, autant que de l'estime et de l'affection des autres, besoin dont la satisfaction est tellement indispensable à votre félicité, que, dans votre âme, elle l'emporte même sur la satisfaction du besoin de vivre. Aussi, préférezvous mille fois la mort à l'intolérable torture de vous mépriser et de vous haïr vous-même, sentiment ex- ́ primé avec une énergie sublime dans ces beaux vers de Juvénal:

Summum crede nefas animam præferre pudori,

Et propter vitam vivendi perdere causas!

(Sat. yıl, v. 83-84.)

Accomplir une obligation sérieuse, n'est donc pas, suivant notre doctrine, sentir, comme vous le dites, que vous prêtez à gros intérêts; et quand vous faites une action héroïque, ou seulement une bonne action, ou quand vous vous abstenez d'une mauvaise, vous ne songez nullement, sans doute, à ce que cela vous rapportera. Mais vous songez que, dans le premier cas, vous serez heureux d'avoir agi, et dans le second, heureux de vous être abstenu, Ainsi j'ai gagné, et je persiste à dire avec Horace;

Oderunt peccare boni virtutis AMORE!

« PreviousContinue »