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sous peine de nullité, une cause ou raison certaine, pour laquelle chaque partie contractante s'oblige envers les autres: Do ut des; facio ut facias; il est bon d'ajouter encore, Abstineo ut abstineas. Mais quelle est donc cette cause ou raison certaine, sinon l'intérêt de chacun, l'avantage que chacun entend retirer du pacte? Et puisque c'est l'intérêt qui engendre ainsi le pacte, et le pacte qui engendre le devoir, il y a donc évidemment rapport de filiation, disons mieux, rapport d'identité entre le devoir et l'intérêt ; je dis entre ce devoir qui n'a rien d'arbitraire, et cet intérêt qui est incontestablement légitime, en ce qu'il est identique avec la nature humaine, en ce qu'il dérive des seuls besoins vrais, en ce qu'il est enfin la collection des causes déterminatrices de l'exercice normal et du développement indéfini de l'entendement humain pour la conservation comme pour le bien-être physique, intellectuel et moral de chacun et de tous! On me dit sans cesse que cette exégèse, quoique démontrée, n'est pas une garantie morale suffisante contre la méchanceté et contre la bêtise du trop grand nombre des hommes qui prétendent voir leur intérêt, leur plaisir, leur bonheur dans le préjudice, la souffrance et le malheur des autres. Eh! Messieurs, qui donc ne sait pas cela? Est-ce que l'histoire, ce lamentable récit des misères, des sottises, des attentats de l'espèce humaine contre elle-même, ne nous le fait pas voir à toutes ses pages ? Mais quelle est donc, parmi toutes les autres exégèses plus ou moins opposées à la mienne,

celle qui aurait la prétention d'offrir cette garantie purement morale, assez efficace pour se passer de la force? Je maintiens qu'il n'en existe aucune, et qu'il y a toujours et partout nécessité de contraindre à l'exécution du pacte ceux qui tendent criminellement à s'y soustraire, comme aussi de se délivrer à perpétuité des coupables incorrigibles, incontestablement reconnus pour tels; et sans sortir de ce point de vue, estil rien de plus légitime, rien de plus glorieux que l'emploi de cette force, quand les hommes asservis ont recours à elle pour briser leurs fers?

Ignorant ne datos, ne quisquam serviat, enses? Ah! c'est qu'en effet, entre le maître et l'esclave, entre l'exploitant et l'exploité, entre l'état conquérant et l'état conquis, il n'y a que la victoire et la défaite! il n'y a point là de contrat social, point de solidarité, et par conséquent nulle réciprocité de droits et de devoirs. C'est tout au moins pour établir ou rétablir cette solidarité et cette réciprocité, que le vaincu s'arme contre son vainqueur. Mais dans tous ces cas, le droit de l'opprimé est toujours d'exterminer l'oppresseur, quand et comme il le peut; et c'est en ce sens que mon contradicteur lui-même identifie sa doctrine avec la mienne, en proclamant cette énergique devise force contre force, mon ami, c'est le droit de nature!

Oui, c'est le droit de nature! droit sacré, droit imprescriptible, quoiqu'en aient dit les saint Augustin et les saint Thomas d'Aquin, après leur maître Aris

tote et après Platon. A ce sujet, il nous sera bien permis, Messieurs, de ne pas nous étonner que le christianisme, dont le but réel, dont l'idée primordiale est, sans nul doute, l'affranchissement de l'humanité et la mise en pratique de la solidarité universelle, soit devenu, pendant tant de siècles, entre les mains de dominateurs corrompus, avides et impitoyables, l'instrument de l'exploitation et de l'oppression du monde, alors qu'on avait vu ses docteurs les plus illustres, bénir et consacrer l'asservissement de l'homme à l'homme, faire respecter les oppresseurs, et commander aux opprimés le silence et la soumission, à titre de châtiment justement infligé au pécheur : Conditio quippe servitutis jure intelligitur imposita peccatori. (De civ. Dei, lib. xix, cap. xv.)

Insensés! ne dirait-on pas, à les entendre, que les quelques milliers de malfaiteurs victorieux qui, avant et surtout depuis la venue du Christ, ont de tout leur pouvoir entretenu l'ignorance, imposé la misère, et exercé dans toutes les parties du monde la spoliation, le ravage et le massacre, en vue du triomphe de leur domination égoïste, ont été des modèles de vertu et de sainteté, et que les millions de victimes immolées à leur tyrannie, n'ont été que des coupables indignes de pitié, des boucs émissaires, des holocaustes expiatoires, justement livrés en proie aux douleurs, à la servitude et à la mort, pour effacer les souillures du péché et purifier la terre!

Force contre force! Oh! oui; encore un coup, c'est

bien le droit de nature! Mais je suis très-loin, moi aussi, Messieurs, de dire que tout est là! C'est un malheur commun à tous les écrivains en matière philosophique, de s'entendre attribuer sans cesse des pensées et des sentiments qu'ils n'ont jamais eus, et jusqu'à des paroles qu'ils n'ont jamais prononcées. Je dirai donc à chacun de mes contradicteurs: avez-vous bien lu tout ce livre pour y voir tout ce qu'il y a, et rien que ce qu'il y a? Si vous l'avez lu attentivement, il est impossible que vous ne l'ayez pas parfaitement compris. Faites-vous donc alors, tant que vous le voudrez, mon antagoniste; entreprenez l'examen de ce livre avec la résolution systématique bien arrêtée d'avance, d'en tirer l'occasion de combattre vaillamment pour votre propre drapeau; attaquez-moi sur la lettre et sur l'esprit de mon œuvre, comme sur les conséquences que vous croyez pouvoir en tirer logiquement; mais ne me faites pas dire, au moyen d'une soi-disant interprétation synthétique, ce que je ne dis pas! Invectivez, tonnez tant qu'il vous plaira, faute d'arguments sérieux pour la réfuter, contre ma métaphysique sensualiste, idéaliste, panthéiste; mais avant de condamncr ma morale, il faut d'abord qu'elle soit dùment atteinte et convaincue par vous des faits et gestes dont vous l'accusez; c'est-à-dire que vous devez au moins citer textuellement quelques-uns de ces passages où tout se résume, et d'où vous croyez pouvoir faire sortir, même par voie interprétative, les motifs d'une condamnation. Eh bien! ce qu'on n'a pas fait en

m'accusant, je vais le faire, moi, Messieurs, pour me justifier, en vous demandant la permission de reproduire ici un passage fort court, et où vient se concentrer, pour ainsi dire, toute ma doctrine morale; c'est Je commencement du huitième chapitre de la Politique, il est ainsi conçu :

« Le droit naturel est fondé en raison, parce qu'il » est né de l'intérêt général, qui n'est que l'assem» blage des intérêts privés. Il s'ensuit nécessairement » que les coutumes, les institutions, et les actions qui >> en dérivent, ne sont pas arbitraires, surtout quand >> elles sont combinées avec les circonstances d'époque >> et les accidents locaux. L'équité n'est donc autre >> chose que la raison même; et c'est ainsi que l'idée » de sagesse et l'idée de vertu se confondent. »

<< Au contraire, les lois iniques, les faits injustes, la » tyrannie, l'esprit de révolte, tous les vices enfin et >> tous les crimes sont arbitraires, parce qu'ils sont » subversifs du bien-être social, et par conséquent » en état de guerre avec les intérêts privés, avec la >> raison, avec le bon sens. L'iniquité est donc fille de >> l'erreur; et les lois de la morale ne sont pas des >> règles purement conventionnelles, mais bien les » résultats d'une induction logique, mathématique>>ment rigoureuse. >>

« Au surplus, je le répète encore, il ne suffit pas >> que la raison démontre la nécessité de la vertu, en >> prouvant à l'homme que ses intérêts particuliers » sont liés et confondus avec l'intérêt général. C'est

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