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furent, de leur temps, aussi sévères logiciens que le fut Gassendi au dix-septième siècle. L'Église, direzvous, s'est prononcée contre eux ! C'est un motif pour conclure qu'elle ne peut, sans se contredire, vous ordonner, à vous, d'être scolastiques réalistes. Quoiqu'il en soit, si vous me demandez maintenant sur quoi je me fonde pour taxer si audacieusement de matérialisme, toute l'antiquité péripatéticienne et tous ses copistes du moyen âge, dont vous voulez aujourd'hui ressusciter la gloire, je vais en très-peu de mots mettre en pleine lumière cette vérité qui vous étonne.

Oui, les maîtres de la scolastique disent bien tous en effet: Nihil est in Intellectu, quod prius non fuerit in Sensu. Rien n'est plus certain. Cette maxime originairement stoïcienne et ultérieurement adoptée par tous les péripatéticiens, se traduit littéralement en ces mots: Il n'y a rien dans l'Entendement, qui n'ait été auparavant dans la Sensibilité. Mais cette version littérale ne donne qu'une idée très-imparfaite et trèsvague de la signification que les continuateurs d'Aristote y ont attachée, quoique la Sensibilité soit la troisième, et l'Entendement, la quatrième des cinq facultés admises par Aristote, sous les noms de Nutrition, d'Appetit, de Sensibilité, d'Entendement et de Volonté.

D'une autre part, la traduire, comme je le fais, dans le but de la prendre pour résumé net et succinct de la doctrine expérimentaliste, en disant: Il n'y a, dans les notions appelées intellectuelles ou métaphysiques,

rien qui n'ait été auparavaut dans les notions sensibles, c'est-à-dire, dans les sensations, ou notions physiques, c'est l'entendre comme l'entendaient les stoïciens qui l'ont rédigée, comme l'entendaient un grand nombre de nominaux du moyen âge, disciples éclairés de Roscelin, d'Abeilard et d'Arnaud de Brescia; c'est l'entendre comme l'entend Condillac; c'est proclamer les universaux a parte mentis ; c'est, par conséquent, ne plus voir, dans les classifications, que ce qu'il y a en effet, c'est-à-dire rien que des idées de rapports, phénomènes purement intellectuels, et dans les mots et combinaisons des mots, rien que les noms de ces idées de rapports, rien que des désignations de ressemblances et de différences, rien que des notifications de points de vue de l'esprit, de cet esprit dont, par là même, vous prouvez déjà implicitement l'unité; enfin c'est envelopper le Matérialisme, la Pluralité de substances, dans la ruine du Réalisme, et ouvrir les voies à la logique, pour qu'elle arrive sûrement à l'Idéalisme, et par suite, à l'unité de Substance, au Panthéisme intellectuel !

Cette interprétation est certes bien éloignée de la doctrine d'Aristote, bien éloignée de la signification que ses vrais disciples, soit dans l'antiquité, soit au moyen âge, ont toujours donnée à cette célèbre maxime, vainement répudiée aujourd'hui, ou gratuitement flétrie d'un tardif désaveu par l'inadvertance, ou par l'ignorance volontaire de leurs héritiers et de leurs modernes prôneurs. En effet, le sens très-naïve

ment matérialiste, qu'ils attachaient à cette formule généralement adoptée par eux, se laisse apercevoir distinctement dans toutes les imaginations plus ou moins fantastiques, dont l'assemblage compose leur système.

Ainsi tout, chez eux, possède objectivement et à l'état visible ou invisible, les trois dimensions géométriques. Tout est contact, pluralité, composition, mouvement, adjonction et disjonction de substances multiples et objectivement distinctes les unes des autres. Les trois àmes, ainsi que toutes les idées, sont, comme tout le reste, des agrégats d'atomes, conséquemment des matières, plus impalpables, si l'on veut, et plus subtiles que l'air; mais ce sont toujours des corps occupant une portion de l'espace objectif, égale à leur propre étendue. L'âme végétative, vɛvμa, remplit tout le corps humain; l'âme sensitive, uxi, occupe l'appareil splanchnique; l'àme raisonnable, vous, habite la tête. Les Thomistes eux-mêmes, quoique nominaux et, par conséquent, en voie de retour vers la vérité, ont admis ces trois âmes sur la foi de leur maître, lequel divise encore chacune d'elles en trois parties. Voilà donc les âmes, les purs esprits, d'après l'Angélique Docteur lui-même, composées de parties, et conséquemment divisées ou divisibles. Explique qui pourra cette mystérieuse antithèse !

Pour ce qui est des idées de toute naturé, ce sont aussi des êtres objectifs, nommés espèces intentionnelles ou espèces impresses, simulacra volitantia, ima

ges de tous les êtres en eux-mêmes, dont elles nous donnent, quand elles sont parfaitement claires et distinctes, la connaissance intrinsèque et absolue, en venant s'imprimer dans le Sensus chargé, sous le nom de Fantaisie, de les recevoir d'abord, pour les transmettre ensuite à l'Intellectus, qui en prend possession d'une manière plus intime et plus complète. Or, ces apparitions, ainsi détachées des objets animés et inanimés, sont évidemment matérielles, comme les âmes qui les reçoivent, puisqu'elles sont, elles aussi, objectivement douées des trois dimensions, objectivement douées de formes, de mouvements, de couleurs, de sons, de saveurs, d'odeurs. Mais il y a plus encore ce ne sont pas les seules images des individus animés et inanimés, mais bien aussi celles des Espèces où sont contenus ces individus, et celles des Genres où sont contenues ces espèces, enfin ce sont précisément les images d'une foule d'universaux a parte rei, contenus subsécutivement les uns dans les autres, et finalement, dans le grand Universel nommé Être ou Entilė, qui viennent ainsi s'imprimer dans la Fantaisie, pour passer ultérieurement dans l'Intellect, en qualité d'êtres réels, absolus, objectifs et corporels ;

Tangere enim aut tangi, nisi corpus, nulla potest res. De là il résulte que, pour traduire exactement l'axiome au point de vue de la scolastique, il faut dire : il n'y a rien dans l'âme raisonnable, qui n'ait été auparavant dans l'âme sensitive.

Ainsi vous voyez là trois âmes, images parfaites,

selon vos maîtres, du corps où elles sont logées, objectivement douées en conséquence, malgré leur extrême ténuité, de longueur, de largeur, de profondeur, de figure et de couleur, et devenant elles-mêmes les réceptacles d'autres images sans nombre, douées des mêmes propriétés. Aussi lorsqn'une de ces âmes en peine (quoiqu'on ne dise pas laquelle, il est à croire que c'est l'âme raisonnable) revient après la mort, soit chez les païens, soit chez les chrétiens, pour réclamer les honneurs funèbres, ou des expiations, ou des prières, elle apparaît toujours sous la figure qu'avait le corps. Seulement elle a changé de couleur; elle est ordinairement pâle et livide, simulacra modis pallentia miris. Elle est de plus, constamment insaisissable aux mains, comme une vapeur légère, ce qui ne lui ôte rien de ses trois dimensions, et ne diminue pas la portion d'espace objectif qu'elle occupe.

Ter conatus erat collo dare bracchia circum,
Ter frustra comprensa manus effugit imago,
Par levibus ventis volucrique simillima somno.

(VIRG., Eneid., lib. vi, v. 700.)

Que dire également de l'ombre de Samuel, évoquée par la Pythonisse à la demande de Saül? Si tout cela n'était pas de la matière et du matérialisme, que voudraient dire alors les mots matière et matérialisme?

Scolastiques de nos jours, c'est à la seule condition d'accepter intégralement et de conserver fidèlement le dépôt de toutes ces chimériques traditions, que vous

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