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fait voir, le plus stérile de tous. Il est certain qu'il n'a qu'une seule vertu, infiniment précieuse d'ailleurs ; c'est celle de servir de pierre de touche à toutes les affirmations: en effet, tout ce qui réellement le contredit, est radicalement faux. Or, dire que quelque chose est tiré du Néant, dire qu'il y a une Matière faite sans rien, c'est dire positivement que Ce qui est, n'est pas, ou vice versa, que Ce qui n'est pas, est. Je ferai ultérieurement ressortir par l'analyse, d'une manière plus saillante encore, les caractères de cette exégèse visiblement contradictoire. Mais au point où nous en sommes, il est déjà suffisamment établi que si Dieu n'était pas Tout ce qui a été, est et sera, Dieu ne serait pas. Or, pour chaque esprit, tout ce qui est, n'est réellement que dans sa propre pensée; et cette propre pensée au delà de laquelle nul esprit ne peut aboutir, n'étant ainsi qu'un attribut de Dieu même, elle rentre en quelque sorte, comme élément, dans la pensée totale de l'Univers; c'est dire que chaque moi n'est dans le vrai, avec tous ses phénomènes, qu'une manifestation limitée du Moi universel, unique et infini !

C'est ainsi que l'Idéalisme et le Panthéisme ne font qu'un; et c'est de cette manière seulement qu'il est possible de répandre quelques clartés sur l'obscur système de la Vision en Dieu, système où le génie pénétrant de Voltaire, dont les inimitables facéties enveloppent toujours une pensée sérieuse, entrevoit, de son aveu même, un fond de vérité, tout en plai

santant sur Malebranche et sur l'originalité de ses théories.

Mais entre ce Panthéisme et ce qu'on est convenu d'appeler le Déisme, la différence, qui est grande sans doute, est-elle donc pourtant si grande qu'on puisse de bonne foi proclamer qu'elle est la même qu'entre la négation et l'affirmation? Certes, je n'ai dit nulle part que ces deux exégèses ne fussent qu'une seule et même chose; et je défie qu'on me prouve comme quoi je serais en même temps théiste et panthéiste. Je soutiens toutefois que le Panthéisme, tel que je le comprends, affirme l'existence d'une personnalité universelle, renfermant, dans son essence infinie, toutes les autres personnalités. Mon contradicteur, en disant que le Déisme diffère du Panthéisme, comme l'affirmation diffère de la négation, a-t-il voulu faire une allusion particulière aux conséquences religieuses du Panthéisme, et aux difficultés que ce Panthéisme susciterait à la théologie? Peu n'importe; mais je démontrerai bientôt que l'hypothèse qu'on nomme Théisme, engendre les mêmes difficultés, et de plus graves encore. Toutefois, je proteste contre l'assimilation qu'on voudrait établir entre le Panthéisme et l'Atheisme. Ainsi, on dit à ce sujet, que le Panthéisme n'est que le Matérialisme déguisé, qui change sculement les noms des choses, et abuse des mots en appelant Dieu la Matière elle-même. C'est à ce point de vue que le cardinal de Polignac, dans son

Anti-Lucrèce, conclut en ces termes contre Spinosa :

Sic rediviva novo sese munimine cinxit
Impietas, tumidumque altâ caput extulit arce!

Malheureusement le poëte attaque ici le philosophe sans avoir pris la peine, je ne dis pas seulement de l'étudier, mais même de le lire. Aussi tombe-t-il dans une étrange erreur qui est aujourd'hui encore celle de bien des gens, même lettrés. C'est d'attribuer à Spinosa, ainsi qu'aux panthéistes de l'antiquité, la Déification de l'assemblage des matières dont l'Univers serait composé.

Scilicet ex toto rerum glomeramine Numen
Construxit.

Vous savez, Messieurs, que rien n'est plus erroné, et que, dans la pensée de Spinosa, les mots Esprit et Matière ne représentent pas des Substances ou Essences, mais seulement les deux classifications les plus générales sous lesquelles il range les attributs de la Substance unique et infinie qu'il nomme Dieu, en d'autres termes, les deux aspects les plus universels de la vie de l'homme.

Les contradicteurs ont beau insister et nous dire toujours: Cette substance que vous proclamez, comme Spinosa, unique et infinie, et qu'à son exemple, vous nommez Dieu, n'est précisément que la Matière, à qui vous attribuez d'être la Substance unique et infinie!

J'ai le droit de leur répondre toujours, non, mille

fois non! C'est vous-mêmes qui abusez des mots, en désignant ainsi par le nom de Matière, un être unique, infini, et surtout pensant, qu'on a toujours désigné jusqu'ici par le mot Dieu. L'idée d'unité, comme l'idée d'intelligence, est inconciliable avec le sens donné par tout le monde au mot Matière. Ce mot, en effet, signifie, non pas une Substance unique, mais un aggrégat de Substances juxta-posées et en état de mutuelle cohésion dans un espace extérieur, dans un vide objectif comme elles. Or cet aggrégat, s'il existait, serait nécessairement incapable de penser, quoiqu'en ait pu dire, après Locke, Voltaire encore sceptique. Ces deux philosophes, pour établir que la Matière peut, ou que les Matières peuvent penser, la Matière, dis-je, ou les Matières, dont ils déclarent ne pas connaître la nature, et dont ils admettent pourtant sans examen la réalité objective, n'ont rien trouvé de mieux à faire que d'argumenter de la toute-puissance divine (singulier Deus ex machina!) à la faculté qu'aurait Dieu de se mettre en désaccord avec l'ordre nécessaire des choses, c'està-dire avec lui-même; et en cela, ils procèdent exactement comme tous ceux qui admettent le dogme de l'Extraction du Néant. Je répète qu'un pareil aggrégat, s'il existait, serait nécessairement incapable, par le fait même, d'intelligence et de sentiment. La pluralité de substances, la divisibilité, l'étendue objective, s'il y en avait, seraient totalement incompatibles avec l'état qu'on nomme pensée, c'est-à-dire avec toate comparaison, avec toute simultanéité de perceptions

et de sentiments distincts, avec toute saisie de rapports, avec toute compréhension de phénomènes variés et subsécutifs, compréhension qui seule fournit à la bête, comme à l'homme, sa personnalité, la révélation de son existence, le Cogito ergo sum. C'est une singularité assez remarquable, Messieurs, que, parmi tous les philosophes, celui qui prouve le mieux l'unité du Moi, celui qui établit sur la base la plus inébranlable l'immatérialité nécessaire de l'être pensant par une démonstration véritablement mathématique, soit précisément Condillac, dans un des plus lumineux passages de son Essai sur l'origine des connaissances humaines (1e partie, section 1, chapitre 1er); Condillac, signalé encore même de nos jours par l'ignorance entêtée, présomptueuse et dénigrante, comme la colonne du Matérialisme épicurien !

re

Je crois volontiers, Messieurs, que M. Adolphe Garnier, celui de mes contradicteurs qui a prétendu voir, entre le Théisme et le Panthéisme, la même différence qu'entre l'affirmation et la négation, avait en vue la cinquante-huitième lettre des OEuvres posthumes de Spinosa, dans laquelle ce disciple de Descartes semble effectivement refuser au premier principe, à la substance unique et infinie, l'entendement et la volonté, ce qui serait positivement la négation pure et simple de la personnalité de ce premier principe, c'est-à-dire l'Athéisme (1). Mais quand donc et où me suis-je, moi,

(1) PANTHÉE OU DIEU, est le nom donné à la personnalité immense, à la conscience universelle qui embrasse, absorbe et

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